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Nouvelle parue dans Solaris (155), été 2005
Jean-Jacques RÉGNIER



Le facteur

Ce jour-là, la tournée lui avait semblé longue. Il y avait eu, comme toujours, des cartes, des mandats et des gazettes pour les réfractaires, des plis officiels, des magazines, mais aussi des paquets, plus nombreux et plus lourds que d'habitude. Bon, en ce début d'après-midi, il ne lui restait plus à servir que Dar el-N'zart avant de retourner vers la côte. Il survolait des champs de pois, de céréales presque mûres, de pavots en fleur, parfois une maisonnette au toit de tuiles ou une éolienne d'irrigation ; puis, après les vestiges de la route à double voie, arrivèrent les collines d'arbousiers et de cistes ; il prit de l'altitude, dépassant des troupeaux de moutons que le chuintement de son propulseur égaillait à travers la garrigue.

Il commençait à sentir la fatigue : des crampes lui montaient dans les bras, les sangles de l'autoptère sciaient ses aisselles et lui compressaient l'abdomen, une transpiration irritante mêlée de poussière pénétrait ses lunettes de vol pas assez étanches. Mais il arrivait : il franchit la crête rocheuse où se tordaient des pins parasols, se laissa planer un moment en suivant la crête de la colline puis, à l'aplomb du bouquet d'aloès, coupa le propulseur et commença sa descente en décrivant un large virage, passa au-dessus de la rangée d'eucalyptus, descendit encore et se posa enfin avec douceur, face au vent, à l'entrée nord du village, le long de la ligne de roseaux qui lui servait de point de repère. Il n'y avait personne autour de la boîte communautaire, et tout semblait désert et silencieux, à cette heure-ci, sous la chaleur.

Il dégagea ses bras des ailes de l'appareil, releva ses lunettes, s'essuya les yeux et entreprit de distribuer ce qui lui restait de courrier dans différents casiers de la boîte. Voilà, terminé, il n'y avait pas grand chose. Il se disposait à boire le peu qui restait dans sa gourde avant de repartir, quand il entendit le flap-flap caractéristique d'un oiseau-courrier. Il tourna la tête vers l'ouest : un pigeon géhem portant la livrée blanche marquée Barîd déboulait au-dessus des rochers dans l'air brûlant. Ça, sûr, c'était un télégramme ! Le columbidé voyageur plongea vers le perchoir postal près de la boîte et s'y posa dans un tohu-bohu de plumes. Le postier s'en approcha et saisit délicatement le volatile dans la paume de sa main. Gagné ! Un télégramme, en effet… Il détacha le petit tube d'aluminium et en examina l'étiquette. Bien visé, l'oiseau, bonne programmation : la destinataire était bien d'ici, il n'aurait pas à faire de détour en rentrant au bureau, tout à l'heure. Il déboucha le tube, en sortit un mince rouleau qu'il étira entre ses doigts, et se mit à décrypter les quelques lignes qu'il portait, pendant que le pigeon se mettait à voleter au-dessus de lui.

Ça, c'est une bonne nouvelle, se dit-il quand il eut terminé son déchiffrement, en voilà une qui a de la chance : analyses positives, pas d'anomalie chromosomique, biotype compatible, hérédité connue depuis plusieurs générations, profil génétique sain, âge approprié ; et puis, pour elle et son époux, situation professionnelle stable, excellente insertion sociale, solide réseau familial, pas de casier, je passe... Vous êtes donc sélectionnés par la commission régionale, tenez-vous prêts à la visite opérationnelle, etc., salutations... Le minuscule tampon holographique du SErvice d'Insémination Génétiquement Normalisée et d'EUgénisme pour la Renaissance marquait le coin gauche du document de son logo doré en forme de triangle, autour du sigle S.E.I.G.N.E.U.R. qui étincelait comme une promesse. Vraiment une très bonne nouvelle pour ces gens-là. Il voyait bien qui c'était, d'ailleurs, un tout jeune couple, il connaissait leurs familles. Tant mieux pour eux, ce n'est pas tout le monde… Et pour lui, c'était une manière plutôt agréable de terminer sa tournée. Ça lui porterait chance...

Bon, un télégramme, alors en mains propres, et en plus, pour une nouvelle de ce genre, forcément de vive voix. Il remit la missive dans le tube, enfouit celui-ci dans sa besace, puis appela le bureau pour confirmer l'arrivée du message à bon port. Beaucoup d'électricité statique, aujourd'hui, lui dit Raphaël entre deux parasites, il y aura de l'orage avant ce soir sur la côte et à Bindalé, ne tarde pas. Il coupa la communication, replia sommairement les ailes de l'autoptère et recala le tout sur ses épaules avant d'entrer dans le village où, suivi par le pigeon, il prit la direction de la maison dont l'adresse figurait sur le tube.

Ce n'était pas très loin. Il longeait les murs pour se protéger du soleil. En chemin, il salua de la tête un vieillard en gallabieh grise et pantalon rayé, assis sous un figuier ; puis il croisa une femme qui portait un panier d’outils : elle le regarda sous son fichu, intriguée par le volatile postal, mais elle ne lui dit rien. Un enfant déboula dans ses jambes au détour d’une ruelle, il le remit debout en riant ; celui-là devait être comme tous les autres, il n’avait sûrement pas été annoncé par un télégramme.

Arrivé à destination, il franchit le portail et traversa le jardin dans la direction de la petite habitation blanche, entre les oliviers, les carrés de légumes et les massifs de fleurs. Pour la seconde fois en quelques heures (de la première, il lui restait quelques oranges cueillies le matin, qui avaient complété le contenu de sa gourde) il usa de son privilège de prébende postale et se pencha pour cueillir dans une plate-bande cinq ou six beaux lis blancs, qu'il noua avec une longue herbe en reprenant sa marche.


Elle se tenait sur la terrasse attenante à la maison, à l'ombre d'une pergola d'où retombait une vigne vierge. Elle était seule, son mari devait être sur un chantier. Assise sur une chaise basse, elle tenait un livre sur ses genoux, refermé sur deux de ses doigts qui gardaient la page. Autour d'elle, posés sur la perspective des carreaux noirs et blancs qui recouvraient le sol de la terrasse, un petit métier à tisser d'où pendait une étoffe pourpre nuit, un canapé en osier recouvert d'un plaid blanc avec un chat qui dormait sur un coussin à motifs de feuilles, une table sur laquelle se côtoyaient un broc, un verre, un crayon, un autre livre, des écheveaux de fil. Derrière elle, une porte-fenêtre s'ouvrait sur une pièce où l'on distinguait dans la pénombre une armoire, une table de toilette et un lit.

Silencieuse, elle fixait sur lui un regard à la fois amical, interrogatif et alarmé, un peu comme si elle avait deviné que lui, le facteur, qu'elle voyait de temps en temps, était aujourd'hui annonciateur d'une nouvelle singulière. Il gravit les trois marches qui menaient du jardin à l'ombre reposante de la terrasse, et s'arrêta au milieu de la rangée de piliers qui courait en son milieu et supportait la pergola. Elle baissa la tête, lissa les plis de sa robe d'un blanc immaculé, resserra sa ceinture bleu ciel, se tourna vers lui et le regarda à nouveau. Il fit un pas en avant, s'inclina, puis releva les yeux.

La solennité du moment lui fit soudain prendre conscience du spectacle que devait offrir à la jeune femme sa silhouette dégingandée, avec ses cheveux bouclés retombant sur ses épaules, l'autoptère mal replié sanglé sur son dos, les ailes qui pendouillaient un peu, la besace, le disque brillant de l'antenne oscillant au-dessus de sa tête au bout de sa tige de soutien, les larges jupes de sustentation qui recouvraient ses jambes, le cordon de commande du propulseur battant sur sa cuisse. L'espace d'un instant, il se trouva un peu ridicule, figé qu'il était devant elle avec tout cet attirail, le bouquet de lis à la main, les roucoulements frénétiques du pigeon géhem perché sur la pergola au-dessus de lui, et les rayons du soleil, dansant à travers la treille, qui les inondaient tous les trois.


Il se ressaisit, esquissa un sourire, fit encore deux pas et mit un genou en terre, selon la procédure prévue devant une nouvelle élue. Il y avait un moment qu'un tel honneur ne lui avait été accordé. Il leva la main droite et récita le petit discours qu'il avait préparé après avoir lu le télégramme :

« Je te salue, Marie ! Tu as toutes les qualités requises. Grâce à elles, le SEIGNEUR t'a choisie. Tu as beaucoup de chance parmi tant de femmes : tu vas avoir un enfant, un garçon, sain, valide, mais choisi entre tous. »

Elle eut un geste qui pouvait être de surprise, ou d'effroi, et poussa un soupir imperceptible, mais resta silencieuse, presque méditative, comme si elle n'avait pas tout à fait compris. Il ajouta :

« Si tu acceptes ce qui pour toi est une chance, une charge et un honneur, tu devras te tenir prête pour la visite prochaine de l'Envoyé Spécial de PRocréation par Insémination Téléonomique ».

Un long moment, elle ne bougea pas, le regardant un peu de travers, sans un mot, avec un air de ressentiment étonné, reconnaissant et presque bougon. Les bouffées de vent apportaient des bruits assourdis venant du village, le bourdonnement d'un générateur, l'appel d'un enfant, le cri aigu d'un paon. Il sentait l'odeur des lis monter jusqu'à lui dans la chaleur. Il attendait.

Un sourire se dessina enfin sur le visage de la jeune femme, elle se pencha vers lui et, comme si elle avait préparé cette phrase dans sa tête de toute éternité, d'une voix claire et douce, elle prononça la brève formule d'acceptation citoyenne :

« Merci, Gabriel. Tu pourras répondre ceci : c'est avec joie que j'attends la venue de l'ESPRIT...

… Et je suis la servante du SEIGNEUR. »

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