Accueil

Quelques notes sur la SF (3)


Ce texte-ci est paru dans le Bulletin du groupe Remparts du 1e trimestre 2006-2007, p. 9-13. Je l'affiche ici avec seulement quelques minimes modifications formelles.
Je l'ai écrit en réaction contre ce qui me semblait être devenu plus une mode que le résultat d'une véritable réflexion, en fait presque un slogan, repris sans autre approfondissement par nombre de commentateurs.
A posteriori, je suis surpris de constater à quel point en effet ce slogan repose sur peu de chose... En tout cas, cela m'a permis d'approfondir un peu ma réflexion sur l'articulation des différentes littératures dites "de genre".


Drôles de genres : esthétique de la confusion
sept. 2006
Mis en ligne
sept. 2007


Depuis quelques années, un spectre hante épisodiquement le fanicat SF français. Un spectre... ou plutôt une mode, lancée par Francis Valéry, reprise çà et là par divers intervenants, parmi lesquels Francis Mizio, Gilles Dumay, un numéro spécial de la revue Initiales, des critiques comme Colson et Ruaud, ou encore, dans des termes un peu différents, F. Berthelot, d'autres encore. Cette mode porte un titre séduisant : "Esthétique de la fusion".
Partons de l'origine, ou presque, donc du Passeport pour les étoiles, de F. Valéry. Dans l'introduction qui précède traditionnellement, dans cette série, les "propositions de lecture", il brosse un vaste panorama de l'histoire de la SF. À propos des années soixante, il y écrit :

Il est clair que la parution de Dune marque le début de l'inéluctable prise de pouvoir des littératures écrites dans les marges de “la” Littérature. Phénomène qui connaîtra un achèvement à la fin des années quatre-vingt-dix avec l'Esthétique de la Fusion".1

Cette proposition que je trouve assez obscure enchaîne sur une note de bas de page qui n'a pas grand rapport et ne l'éclaire pas beaucoup, mais permet d'entrer dans le vif du sujet :

Les œuvres relevant de l'Esthétique de la Fusion mélangent les codes et les décors des genres (science-fiction, polar, espionnage, thriller) pour donner des œuvres comme “Les racines du mal” de Maurice G. Dantec (mélange de science-fiction, de thriller et de philosophie) ou “Smilla” de Peter Høeg (portrait d'une femme danoise sur fond de thriller médical et de chasse à l'astéroïde au Groenland). Cette littérature s'est principalement développée à la fin des années quatre-vingt, où nombre de livres supposés de genre ont paru sans étiquette. On peut voir dans l'émergence de cette littérature les prémisses d'un décloisonnement global qui ferait fi de classifications parfois artificielles."

Deux thèmes apparaissent ici : celui du "mélange des genres", et celui du rôle des étiquettes de parution et des classifications. Nous les retrouverons par la suite. Mais continuons notre lecture. Plus loin, Valéry fait de Je suis une légende, de Matheson, "... une des principales pierres fondatrices de l'Esthétique de la Fusion"2, l'argument étant qu'il est question, dans un roman de SF, de vampires, thématique généralement étrangère à la SF (mais qui ici n'a cependant pas grand chose à voir avec le Comte Dracula !) C'est donc l'argument de la thématique qui est maintenant utilisé. Concernant N. Shute, G. Vidal, B. Vian, J. Audiberti ou K. Vonnegut Jr, il évoque "... une littérature fusionnelle “roulant” sur la problématique de la science-fiction (...) mais s'inscrivant dans le champ formel de la littérature générale."3. L’argument du caractère « fusionnel » s'appuie donc ici sur l'inscription dans un "champ formel", dont on ne saura hélas rien d’autre. Évoquant les aventures de l'Inquisiteur Eymerich, d'Evangelisti : "Elles ressortissent sans conteste à la science-fiction fusionnelle. Car notre homme est un authentique détective"4. Donc, détective in SF = fusion, et l'on revient à la logique de la thématique. Enfin, le phénomène n'est pas mince car, au moins selon F. Valéry, il s'agit de "cette littérature de la fusion qui, inexorablement, prend le contrôle de la littérature contemporaine"5. Pas moins.
Il avait écrit auparavant, dans une publication moins diffusée6, ce qui fait que je n'en parle qu'en passant :

"De Audiberti à Darrieusecq, en passant par des "militants" discrets mais gigantesques, comme Jacques Sternberg ou Philippe Curval, il y a bien une tradition française pour à la fois célébrer les noces des Sciences et des Arts, et vouloir abolir les frontières entre les territoires de la littérature.
Après avoir fait de l'Amérique du sud un vaste champ pour ses expérimentations – elle y officiait sous le nom de code de "réalisme magique" – cette Esthétique de la Fusion s'impose enfin en Europe.
Plus récemment7, il ajoute :
"Il y avait, dans ce petit livre (Sympathies for the Devil), un condensé et une merveilleuse illustration de tout ce en quoi je croyais, quant à l’avenir de la science-fiction et à ce que j’avais théorisé ici ou là sous le vocable d’esthétique de la fusion — expression reprise d’ailleurs par l’auteur dans la présentation de l’une des cinq longues nouvelles composants ce recueil."
L'expression de Thomas Day, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est sans doute celle-ci, en postface à la première de ces nouvelles, "Une forêt de cendres" :
"On y trouve… une certaine esthétique de la fusion, puisque le texte, bien que situé dans le futur, utilise beaucoup d'images spécifiques à la fantasy, au rock gothique et à l'horreur"8.
Ici, l'élément discriminant est constitué par des images. Comme on le voit, FV a des émules. En voici d'autres : le numéro 14 du magazine Initiales9 est sous-titré : Esthétique de la fusion. On y voit O. Girard nous présenter avec enthousiasme des éditeurs qui ne publient pas que de la SF, ou à l'inverse qui en publient un peu, F. Berthelot résumer les trente premières pages de son livre10 (encore à paraître à l'époque), ce qui m'évite de répéter ce que j'en disais ici même dernièrement11, F. Valéry lui-même nous parler de beaucoup de choses, mais en ne nous disant presque rien de l'esthétique de la fusion, T. Day nous raconter une classique histoire de science-fiction psychologique légèrement anticipatrice, Marion Mazauric évoquer enfin le sujet, mais en répétant de manière plutôt floue les lieux communs sur l'E. de la F. ("des écrivains qui souffrent des étiquettes qui contribuent à limiter leur lectorat et à réduire leurs ambitions").
De leur côté, Raphaël Colson et André-François Ruaud, dans leur récent essai sur la SF12, décrivent, dans un chapitre titré "Comment la fusion enrichit-elle le genre ?", une "réforme stylistique et narrative féconde, fondée sur la fusion des modes narratifs" et une "nouvelle génération d'auteurs [qui] se met (...) à pratiquer l'humour, le polar ou à aborder la politique" avant de citer explicitement "l'esthétique de la fusion" et F. Valéry lui-même, puis, plus loin, évoquent, à propos du cyberpunk "... une esthétique de la fusion, avec l'intégration des techniques narratives du roman noir"13. Là, l'argumentation mélange les niveaux, soit la forme (stylistique, mode narratif), soit le ton (humour), soit le fond (polar, politique) : les notions employées sont bien peu précisées, et on y trouve pas beaucoup de "fusion".
Ugo Bellagamba surenchérit, dans une interview par Etienne Barillier sur le site de SF-Mag14. Plus tard cependant, dans une page de son blog datée de novembre 200415, il revient un peu en arrière, avec bon sens :
"Faire de l'absence de catégories… une catégorie. Signe de temps, rançon du succès, les rebelles d'hier sont les conformistes d'aujourd'hui, peut-être les autorités de demain. Il faut prendre du recul, je crois."
Jean-Louis Trudel, dans son propre blog16, évoque
"cette esthétique de la fusion que Francis Valéry et lui [Gilles Dumay, note de Giangi] prêchaient naguère... C'était donc conçu au départ comme un texte transcendant les genres et reposant surtout sur la force du verbe et de l'imagination".
Ces sept derniers mots ressemblent assez à une définition générale de la littérature… À propos de "Privés de futur", Pascal Blatter écrit :
"En plein dans l'esthétique de la fusion, prônant le mariage des genres et la chute des étiquettes"17.
Laurent Quessy dans son blog18, à propos d'Atomic Bomb, de Colin-Calvo :
"C'est jouissif, passionnant, prenant, riche et moderne. Voici peut-être le meilleur prototype de ce que Valéry et Dumay appellent de leur voeux sous le terme Esthétique de la fusion."
Francis Berthelot :
"Les auteurs pratiquent de plus en plus ce que Francis Valéry a nommé l’esthétique de la fusion, mélangeant non seulement les catégories de l’imaginaire, mais y incorporant des éléments empruntés au polar, et vice versa. Cette problématique s’étendant jusqu’à la littérature générale, j’ai fini par poser le concept de transfictions, pour donner un début d’identité aux nombreux ouvrages qui résistent à toute classification."19.
Revoici le "mélange", appliqué aux catégories de l'imaginaire, mais mâtiné de polar. Enfin Francis Valéry lui-même à nouveau20 :
Stolze a raison21 lorsqu'il plaide pour une littérature métissée - ce grand foutoir, cette méga partouze que j'appelle moi aussi de mes vœux lorsque je parle d' "Esthétique de la Fusion". L'enjeu est bien là : inventer une littérature transgénérique et envoyer chier les garde frontières.
Bref, comme on le voit à travers toutes ces citations, on ne saurait mieux pratiquer la … confusion. Sont en effet utilisées des argumentations disparates utilisant des notions qui, manifestement, se situent sur des plans bien différents : "codes" (dont j'attends toujours une définition un tant soit peu rigoureuse), "décors", "genres", "images", "étiquettes" (dont certaines, on le voit, "chutent"), "images". Le "que j’avais théorisé" que s'applique a posteriori F. Valéry dans Fiction tome 2 semble pour le moins surdimensionné !

* * *

Alors je voudrais essayer de faire là-dedans un commencement de ménage conceptuel et tenter de mettre un peu de clarté parmi certaines des notions qui ont été évoquées plus haut, et certaines autres, concernant les littératures dites "de genre". Il me semble qu'on pourrait regrouper des catégories dotées d'un minimum de cohérence en les articulant autour de trois principaux axes opératoires :
   - L'axe des affects visés,
   - L'axe des thématiques,
   - Enfin l'axe des environnements utilisés.

Je néglige ici d'autres axes, qui ne me paraissent pas pertinents dans ce débat : celui de la forme, à mon sens peu discriminant dans un domaine où la quasi-totalité des textes se présentent sous les apparences soit du roman ou de la nouvelle, soit de la bande dessinée ; je passe également sur l'axe du public visé, mon argumentation ne variant pas fondamentalement suivant que ces textes s'adressent à des enfants, des adolescents ou des adultes, à quelques nuances près, et ne s'égarant pas sur point de savoir où commence et où finit la notion bien vague (et historiquement connotée) de "littérature populaire". Par ailleurs, il s'agit ici de fiction écrite, mais la distinction que je fais pourrait s'appliquer sans grande différence aux productions audiovisuelles, au cinéma ou aux jeux vidéo. Je passe enfin sur ce qui est un peu ma marotte, à savoir que tout cela relève presque toujours d'un véritable "genre", au sens cette fois-ci des catégories classiques de la littérature, et qui, à mon sens, est le plus lourd de sens et de conséquences, celui de la littérature d'aventures.
Voici donc un peu plus en détail les éléments des trois axes qui me semblent significatifs, et qui caractérisent, parfois fortement, certains genres :

- L'axe des affects visés, des effets recherchés sur l'esprit ou la sensibilité du lecteur. Plusieurs types viennent spontanément à l'esprit : la sensation liée au frisson de l'attente, au "suspense", à la "tension narrative", éléments constitutifs du thriller ; l'émotivité, l'affectif, liés au roman sentimental ; l'excitation sexuelle, supposée générée par les textes érotiques ; la peur et l'effroi, effets recherchés par les textes de terreur ; le rire, le sourire, objectifs des textes humoristiques, etc. On peut même y ajouter l'accroissement de la connaissance, pour tout ce qui relève de la fiction vulgarisatrice, ou des gedankenexperiment littéraires. Enfin, et cela va de soi, on peut chercher à provoquer chez le lecteur une sensation d'émerveillement, en jouant sur le sense of wonder.
Ici la question-clef serait : Dans quel but raconte-t-on ?
J'ajoute que cet axe est celui où s'exercent le plus facilement des préoccupations éditoriales, sinon même de marketing, et qu'on pourrait presque y coupler un autre axe, celui des catégories éditoriales au sens des rayonnages des librairies. Je reviendrai sur ce point in fine.

- Deuxième axe, celui des thématiques : il concerne les éléments constitutifs de l'intrigue. On citera d'abord bien sûr la thématique policière, caractérisée par un ou plusieurs éléments récurrents : crime, coupable, assez souvent énigme (même si pas toujours de type agathachristien), éventuellement gangster, et surtout, presque toujours, enquête, officielle ou non et, partant, détective, également officiel ou non, etc. À côté de cet exemple majeur et abondant, d'ailleurs découpable (si j'ose dire) en nombreuses sous-catégories, figurent d'autres thématiques : celle des intrigues d'espionnage, caractérisée par l'implication d'États (parfois des multinationales), et donc souvent de politique, avec un côté presque toujours clandestin ou secret ; l’intrigue belliqueuse, à base de combats, d’armées, de stratégies ; l'intrigue fantastique, où interviennent des éléments de surnaturel : fantômes, esprits, plus généralement éléments non explicables (et le plus souvent non expliqués) ou surnaturels, et d'autres encore.
La question-clé de cet axe pourrait être : Que raconte-t-on ?

- Troisième et dernier axe, celui de l'environnement dans lequel se déroule la fiction (notion bien plus large et riche que les simples "décors" évoqués par FV). Le cas le plus répandu est évidemment celui d'une période historique différente de la nôtre, qui va servir de cadre, de décor, d'élément de fonctionnement, et servir de base à d'innombrables romans historiques. Mais on peut citer d'autres exemples d'envergure moins large, comme l'ouest américain du XIXe siècle, la campagne, la mer, etc. On gardera pour la bonne bouche deux catégories où la distance d'avec l'environnement réel quotidien du lecteur est poussée au maximum, et où sa caractérisation a priori est presque impossible, raison pour laquelle je resterai assez général : les univers du merveilleux, et ceux du futur spéculé.
Question-clé : Où se passe ce qu'on raconte ?

Ce qui est frappant, une fois plus ou moins précisément établies ces trois dimensions où s'exerce la fiction, c'est que tout texte des littératures de genres s'inscrit presque inévitablement quelque part sur chacun de ces trois axes, toutes les combinaisons étant permises, éventuellement au sein d'un critère donné, mais surtout et le plus souvent entre les critères, et aucun texte ne pouvant échapper à ce trépied.
Un polar (axe de la thématique) peut par exemple se dérouler dans une période historique donnée (axe de l'environnement), comme les enquêtes du juge Ti dans la Chine des Tang, ou impliquer des services de renseignement (autre type de thématique, ici celle de l'espionnage), comprendre des scènes de sexe torride, comme les SAS, ou faire rire aux larmes, comme les San Antonio (axe des affects, dans les deux cas).
On pourrait ainsi bâtir une sorte de tableau à trois dimensions dans lequel chaque case (chaque cube, plutôt), correspondrait au croisement d'éléments relevant de ces trois niveaux. Sans aller jusqu'à cette combinatoire exhaustive, qui pourrait donner, sous la plume d'un auteur à l'imagination débridée, des résultats curieux (par exemple un roman d'espionnage [thématique] comique [affect] se déroulant dans le Berry médiéval [environnement !]), il est clair que de telles combinaisons constituent la base d'innombrables textes en littérature de genre.
De fait, un texte de fiction des littératures de l'imaginaire s'appuie toujours sur des éléments relevant de ces trois axes : la "fusion" tant vantée par FV n'est ni une nouveauté sensationnelle, ni une exception remarquable, c'est au contraire la règle, très répandue et très banale, aussi ancienne que les littératures de genre, et sans laquelle celles-ci n'existeraient pas ! La matière première de cet ensemble multiforme est composée de romans policiers historiques, de romans d'espionnage teintés d'érotisme, de romans sentimentaux se passant à la Renaissance, de thrillers d'espionnage, j'en passe et, bien sûr, de polars de science-fiction !

Du point de vue de l'axe III (environnement), le futur spéculé est évidemment celui qui va le plus loin (avec sans doute celui du merveilleux) dans l'éloignement, l'altérité, la complexité. J'ajouterais dans la diversité, car de l'avenir le plus lointain à la galaxie la plus éloignée, son champ d'action potentiel est quasiment infini, surtout si on l'élargit, assez logiquement, à l'histoire spéculative (futurisme… inversé : uchronie) ou aux mondes virtuels (cyberpunk, pour faire vite), et si l'on considère qu'une extrapolation technique, scientifique ou autre, même minime, suffit pour faire de notre monde un environnement un peu différent.
C'est à partir de l'utilisation d'un ou plusieurs éléments venant de ces trois axes que se constituent les littératures de genre. La SF n'échappe pas à cette règle. Alors, écrire un polar SF, ce n'est en rien "mélanger les genres", mais c'est utiliser un type de thématique parmi d'autres dans un type d'environnement spécifique… Dès le début de la SF classique, la chose s'est produite, sans que l'on saute au plafond ou, plus modestement, que l'on parle doctement de "fusion". Pour prendre l'exemple du policier, qui est d'ailleurs le plus souvent cité par les thuriféraires de la fusion, en particulier Valéry – ce qui limite singulièrement la tentative de démonstration – on pourrait établir, au débotté, une première liste évidemment non exhaustive : Needle, de Hal Clement ("Le microbe détective", Rayon Fantastique, 1954), qui date de… 1950, "L'homme démoli", de Bester, de 195222, "Les cavernes d'acier" d'Asimov (The Caves of Steel) de 1954, "Bug Jack Barron" de Norman Spinrad, autre polar, d'ailleurs assez différent, de 1969 ou les nouvelles du "Troisième bras" de Larry Niven23, des années 70. Le numéro 1, octobre 1953, de l'ancienne édition française de Fiction comportait une nouvelle de SF policière d'Anthony Boucher ("Servez-m'en un doigt", "Nine-finger Jack", 1951). Dernier en date, La cité d'en haut d'André-François Ruaud (Mnémos, 2006), qui place une intrigue (ou plutôt deux) de roman policier d'énigme dans un environnement SF… Qui donc écrivait : "Scientific detection of crime offers writers the greatest opportunity and most fertile field since the detective first appeared in fiction" ? Hugo Gernsback lui-même. Et quand cela ? En 193024 ! Jacques Baudou, dans sa postface à l'anthologie Privés de futur, anthologie à motivations "fusionnelles" éditée par Francis Mizio et Gilles Dumay, en dresse une liste impressionnante qui prouve à quel point ce type de combinaison thématique-environnement est ancienne25.
Quant au style, l'utilisation en SF, par exemple, de cette forme d'écriture créée par les hardboilers étatsuniens dans les années trente et quarante, il y a longtemps qu'elle s'est faite, et d'ailleurs même bien après son irruption en littérature dite générale. La SF, pourtant longtemps appelée "anticipation" est plutôt conservatrice ou retardatrice sur ce plan.26
Bref, on le voit, ce mélange des genres n'est pas neuf, ni isolé, et il fait plutôt partie de la vie quotidienne normale de la plupart des textes de "littératures de genres". En ce qui concerne la SF, il faut vraiment en avoir une conception bien restrictive et limitée (space opera stricto sensu, hard science intégriste), pour penser que toute autre traitement relève de la "fusion"… Celle-ci n'existe pas, car son principe est consubstantiel de la SF, comme d'ailleurs de toutes les littératures dites de genre. Ces dernières évoluent à coup de "fusions" incessantes, ou de "transgressions" cumulatives (pour utiliser le vocabulaire tout aussi imprécis de F. Berthelot), et saluer ces éléments comme des nouveautés me paraît particulièrement déconcertant !
Quant à en voir "exploser les limites", "miner les codes", "dynamiter les cadres" ou "déchirer les étiquettes", j'avoue que je n'arrive pas vraiment à comprendre la signification de ces expressions, dont jamais la moindre définition n'est donnée, et dont les exemples sont le plus souvent décevants de banalité. Quel code est miné, quelle limite est explosée, quelle étiquette est déchirée quand on introduit une intrigue policière dans un vaisseau spatial ou qu'on essaie de faire rire en 2 500 ? J'avoue ne pas saisir, tellement pour moi tout cela est banal... À moins que les codes et étiquettes ici visés soient en fait les stéréotypes et clichés dont sont encombrés tant de textes des littératures de genre. Mais alors, le phénomène n'est pas nouveau, les auteurs qui tentent d'y échapper ne sont pas rares, et le chantier considérable !

Je ne sais ce que vaut cette modeste tentative de mise en ordre des tenants et aboutissants des littératures de genre. Sans doute pourra-t-on l'amender, voire la critiquer, dans ses détails ou dans son principe même, et j'appelle ces contributions de mes voeux. Reste que ce schéma m'a été utile pour essayer d'aller au-delà d'affirmations peu, sinon même pas du tout, démontrées, et qui ouvrent en fait, je le crains, des portes déjà grandes ouvertes…
Pour moi, la SF, se nourrissant naturellement aux trois axes des affects, des thématiques et des environnements, et subissant comme il se doit toutes sortes d'influences formelles exogènes, garde sa spécificité et évolue en restant de la SF, c'est-à-dire une autre manière de réfléchir sur l'histoire de l'humanité. Elle fait flèche de tout bois, sans s'embarrasser d'une nouvelle étiquette, fût-elle "fusionnelle".
Il faut en tout cas s'interroger vraiment sur les raisons de cette mode… Vient-elle de l'inquiétude qui gagne les amoureux et amateurs de ce domaine littéraire, devant la diminution régulière de son lectorat, à tout le moins en France (mais la situation étatsunienne ne semble pas fondamentalement différente) et se demander si "l'Esthétique de la Fusion" (pour reprendre les majuscules majestueusement utilisées par Francis Valéry) n'est pas le symptôme de ces difficultés, dont le remède serait ces tentatives actuelles pour sauver le genre en le "tirant" vers le haut, ou vers "l'ailleurs" en tentant d'élargir son champ d'action ? Le résultat en tout cas est de caractériser de manière artificielle un développement normal et inévitable.
Ou encore est-ce une manière de protester contre la marginalisation constante opérée envers la SF par les milieux éditoriaux, même dans les littératures de genre, et qui fait que, par exemple, quand un ouvrage utilise effectivement une intrigue policière dans un environnement SF, il est quasiment toujours publié dans une collection SF, et pratiquement jamais dans une collection policière ? Est-ce que la fusion ne consisterait pas alors simplement en l'opération qui permet à un ouvrage touchant à la SF de ne pas être publié dans une collection SF, les deux seuls exemples cités initialement par FV, Dantec et Høeg, répondant précisément à cette caractéristique ? Ce qui serait amusant, car c'est reprendre, en négatif, l'argument de certains critiques littéraires27 pour qui les romans de Houellebecq ne sont pas de la science-fiction car parus dans des collections non spécialisées.
Il ne serait alors plus question d'esthétique (dont on aura remarqué que je n'ai pas trouvé matière à dire un seul mot ici, et pour cause), mais tout simplement de marketing. Quoiqu'il en soit, il est amusant de voir des contempteurs des "étiquettes", comme F. Valéry ou F. Berthelot s'empresser, comme le remarque U. Bellagamba… d'en forger d'autres.


1 Passeport pour les étoiles, Guide de lecture. Folio SF, 2000, pp. 53-54. Les majuscules sont de FV.
2 Ibid., p. 165
3 Ibid., p. 210
4 Ibid., p. 268
5 Ibid., p. 282
6 Mes carnets rouges / 7. "Pour une esthétique de la fusion", in Ténèbres, (7), juillet 1999, pp. 147-151.
7 Mes carnets rouges / 10. "Histoires d'Histoire", in Fiction, tome 2, automne 2005, p. 322.
8 Thomas Day, Sympathies for the devil. Bifrost / Étoiles vives, 2000, p. 53.
9 Littératures de l'imaginaire en France (Une esthétique de la fusion), Initiales (14), mai 2003, 30 pages.
10 Francis Berthelot, Bibliothèque de l'Entre-Mondes. Guide de lecture, les transfictions, Folio-SF, 2005. 333 p.
11 Bulletin Remparts (2), mars 2006, pp. 5-8. et également ici
12 Science-Fiction, une littérature du réel. Paris, Klincksieck, 2006, pp. 57-58.
13 Ibid., p. 129
14 http://www.sfmag.net/article.php3?id_article=662
15 http://www.ugobellagamba.com/fiche_carnet.php?ficheid=4
16 http://culturedesfuturs.blogspot.com/2006_09_24_culturedesfuturs_archive.html, le 27 septembre 2006.
17 http://cercle.soleil.free.fr/cercle03.html
18 http://marshotel.blogspot.com/archives/2002_07_01_marshotel_archive.html, 16 juillet 2002
19 "Genres et sous-genres dans les littératures de l’imaginaire", in http://www.vox-poetica.com/t/lna/FB%20Genres%20imaginaire.pdf#search=%22%22esth%C3%A9tique%20de%20la%20fusion%22%22, p. 13 20 Carnets de voyage, n° 17 in http://e-troubadourz.org/francis.valery/material/carnet17.rtf
21 Source précise non retrouvée.
22 Cité comme exemple de "révolution" par Colson-Ruaud, op. cit., p. 61, à cause de "la fusion qu'il opère entre science-fiction et polar" et de façon similaire comme "révolutionnaire" par Valéry, op. cit., p. 150, pour les mêmes raisons à mes yeux surprenantes.
23 Corps 9 – Andromède – Maison de la Fiction, 1988. Niven dit des choses très intéressantes sur le Polar SF dans sa post-face à ce volume, en particulier sur la nécessité d'éviter d'utiliser des artefacts techniques pour résoudre trop facilement des énigmes, preuve que la question n’était pas nouvelle, déjà.
24 "L'élucidation scientifique du crime offre aux écrivains la meilleure occasion et le champ d'action le plus fertile depuis que le détective est apparu dans la fiction". In The Writers 1930 Year Book & Market Guide. (Cité par Michael Swanwick dans le numéro d'avril 2006 de Fantasy & Science Fiction, p. 162.)
25 Privé de futurs (24 récits de polar SF, réunis par Gilles Dumay & Francis Mizio, Bifrost – Étoiles Vives, 2000. Coll. Orion), pp. 409-421. Mais par ailleurs, J. Baudou consacre un long développement dans cette postface à démontrer à la fois le côté extraordinaire du croisement policier-SF, et son abondance dans le domaine ! Paradoxal...
26 La technique littéraire de Tous à Zanzibar, par exemple, s'inspire d'un roman de Dos Passos paru 40 ans auparavant !
27 Patricia Martin au Masque et la Plume, sur France-Inter.


MàJ : 06/09/07