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Quelques notes sur la SF (1)


Pas de science dans la science-fiction ? Le paradoxe de John W. Campbell. C'est ainsi qu'apparaissait ce texte dans le Bulletin Remparts du 1er trimestre 2005, p. 10-13, autour de la question : La science tient-elle dans la SF une place aussi importante qu'on pourrait le croire a priori ? J'essayais d'apporter à cette question une réponse empirique...


Pas de science dans la science-fiction ? Le paradoxe de John W. Campbell
mars 2005
Mis en ligne
avril 2007


Dans l'avant-dernier numéro du Bulletin Remparts, j'écrivais, en évoquant le rôle pour moi central de l'Histoire dans la Science Fiction : "la SF n'a plus grand-chose à voir avec la Science". Bien sûr, il faut faire ici la part de l'exagération provocatrice, mais ce que je voulais souligner par cette formule c'est, à l'inverse à ce que l'on pense d'habitude, le rôle souvent tout à fait secondaire, parfois même inexistant, de la science et/ou de la technique dans les textes de SF, plus généralement l'absence éventuellement complète de la science dans beaucoup de textes de science-fiction.
Des tas de définitions de la science-fiction insistent pourtant sur cet ancrage. Voir par exemple celle de Sturgeon : "Une histoire de science-fiction (TS précisera ultérieurement qu'il aurait dû dire : une "bonne" histoire de science-fiction) est une histoire construite autour d'êtres humains, avec un problème humain et une solution humaine, et qui n'aurait pu se produire sans son contenu scientifique". Ou, plus récemment celle de l'Encyclopedia Britannica (édition 2002) : "Science-fiction : form of fiction that developed in the 20th century and deals principally with the impact of actual or imagined science upon society or individuals. The term is more generally used to refer to any literary fantasy that includes a scientific factor as an essential orienting component"1. Le petit Larousse : "Genre littéraire et cinématographique dont la fiction se fonde sur l'évolution de l'humanité et, en particulier, sur les conséquences de ses progrès scientifiques." Ou encore, celle que donne Isaac Asimov lui-même : "On peut définir la Science-Fiction comme la branche de la littérature qui se soucie des réponses de l'être humain aux progrès de la science et de la technologie"2... ou celle de Kingsley Amis : "La science-fiction est un récit en prose3, traitant d'une situation qui ne pourrait se présenter dans le monde que nous connaissons, dont l'existence se fonde sur l'hypothèse d'une innovation d'origine humaine ou extra-terrestre dans le domaine de la science ou de la technologie"4. On pourrait ainsi en citer des dizaines.
Je ne suis évidemment pas le premier à penser que les choses ne sont pas si simples. La définition que donne Jacques Goimard dans l'Encyclopédie Universalis5 ne fait, par exemple, aucune référence à la science, mais à des mécanismes narratifs internes. Roland Wagner la définit curieusement comme une "Conjecture rationnelle reposant dans la plupart des cas sur une déviation de la connaissance"6. Et il est à peine nécessaire de rappeler celle que donnait Pierre Versins : "Conjecture romanesque rationnelle". J. W. Campbell lui-même écrivait : "La science-fiction n'est pas autre chose que des rêves mis par écrit. La science-fiction est constituée des espoirs, des rêves et des craintes (car certains rêves sont des cauchemars) d'une société fondée sur la technologie", ce qui est nettement plus restrictif. Et je citerai en conclusion, bien qu'elle ne fasse qu'effleurer le débat, la boutade bien connue de Brian Aldiss : "La SF n'est pas plus faite pour être lue par des scientifiques que les histoires de fantômes par les fantômes !"
Je suis bien d'accord et, en ce qui me concerne, presque quarante années de lecture de Science-Fiction m'ont laissé des souvenirs qui, pour l'essentiel, n'ont pas grand-chose de scientifico-technique. D'ailleurs sauf cas très particulier à la Hal Clement, ce n'est pas ce qui est le plus intéressant.
Bref, les choses ne sont pas tranchées, et le problème reste entier.

Alors, au-delà de considérations théoriques parfois oiseuses, je me suis dit qu'une simple affirmation intuitive ou des définitions a priori ne suffisaient pas, qu'il valait la peine d'aller voir concrètement ce qu'il en était et qu'un peu d'empirisme, éventuellement même quantitatif, pouvait parfois ne pas être complètement dénué d'intérêt !
Du coup, j'ai décidé de me plonger dans une enquête approfondie à travers les textes eux-mêmes, tout au moins un échantillon d'entre eux. De cette enquête, vous trouverez ci-après le descriptif, la logique et les résultats.

1. Le corpus
J'ai utilisé ce qui m'était directement accessible, en fait ce que je pouvais effectivement atteindre en tendant le bras vers les rayons de ma bibliothèque.
Dans le cadre d'une première approche, j'ai décidé d'exclure les romans et d'en rester au dépouillement de nouvelles, pour des raisons aisément compréhensibles de volume et de temps, mais aussi parce que je pouvais ainsi constituer plus facilement des corpus suffisamment abondants, réguliers et exhaustifs pour que le résultat que je pourrais en tirer soit statistiquement significatif. Ce choix pratique constitue cependant un biais de l'échantillon, c'est incontestable, la forme longue facilitant souvent l'appel à des développements technico-scientifiques que, sans doute, la nouvelle ne permet pas toujours autant.
J'ai essayé de diversifier les sources de ces nouvelles, à partir de textes tirés d'un échantillon de cinq revues ou périodiques, dont voici la liste :
  - Galaxie, édition française de Galaxy, de juillet à décembre 1964 (n° 15 à 20), 6 numéros.
  - Fiction, édition française de The Magazine of Fantasy and Science Fiction, de juillet à décembre 1974 (n° 247 à 252), 6 numéros.
  - Univers : volumes 1984, 1985, et 1986, J'ai lu.
  - Bifrost, d'avril-mai-juin 1996 à octobre 1997 (n° 1 à 8, deux années).
  - Galaxies, de l'été 1996 au printemps 1998 (n° 1 à 8, deux années).

Comme tout choix, celui-ci peut évidemment être discuté, pour des tas de bonnes raisons. Il me permet cependant de rassembler près de 175 nouvelles, d'auteurs (essentiellement français et anglo-saxons) et d'époques (de 1955 à 1998) très différents, et issus de publications aux politiques éditoriales assez dissemblables.
Un biais incontournable, et je crois qu'il n'est pas totalement sans effet, est que, par définition, ces revues reflètent un point de vue français sur la SF, soit que les textes proviennent, pour beaucoup, d'auteurs hexagonaux (Bifrost, Galaxies, Fiction et Univers), soit, le plus souvent, qu'il s'agisse de traductions de textes anglo-saxons, mais sélectionnés par des rédacteurs en chef ou responsables éditoriaux hexagonaux (dans les cinq cas). Sans doute faudrait-il alors procéder à la même analyse sur des échantillons originaux aux États-unis (F&SF, Astounding, Amazing, Asimov ou Analog7, etc.) ainsi qu'en Grande-Bretagne (New Worlds, Ozone ?). Quelqu'un se sent le courage suffisant ? Cela dit, dans quel sens ce biais joue-t-il ? On pourrait penser que nos traditions nationales ne nous pousseraient pas vraiment vers la hard science, et privilégieraient plutôt des aspects psychologiques ou littéraires. Peut-être, mais jusqu'à quel point ? Cela reste à mesurer...
Il faudrait également explorer les années 30, 40 et 50, vaste programme. Quelqu'un d'autre ? Quant à la SF venant d'autres régions du monde, je demande encore des volontaires !
En tout cas, je me suis donc penché sur toutes ces nouvelles (en les relisant parfois rapidement, parfois plus à fond).

2. Les critères
Le critère sur lequel je me suis appuyé pour chaque texte a consisté à y discerner quelle importance y prenait le rôle de la science, par rapport au déroulement de l'intrigue ou à la logique de l'idée principale. Ce rôle pouvait être central ou accessoire, fondamental ou marginal, indispensable à la structure et au déroulement même de l'histoire, ou au contraire simple décor, et c'est cette distinction qui a fondé mon dénombrement.
Prenons l'exemple des textes de space opera : ils font tous évidemment référence à des moyens de transport ou de communication interplanétaires, artefacts d'origine scientifico-technique s'il en est ; ils ne sont pas tous pour autant des textes où la science est essentielle à la dynamique narrative. Les histoires qui se passent dans le futur présentent des sociétés où, le plus souvent, la science a beaucoup évolué par rapport à la nôtre, et où de nouvelles techniques qui en sont issues font partie du paysage ; mais l'une, ou les autres, ne sont pas toujours au centre de la logique de l'intrigue, ou de la caractérisation des personnages, et ne servent parfois que d'éléments de décor. Les sociétés vivant dans des planètes différentes présentent souvent un niveau de développement scientifique ou technique différent du nôtre ; elles n'en sont pas toutes pour autant caractérisées principalement par cet élément. Si on trouve de longues limousines chez F. Scott Fitzgerald, des aéroplanes chez Proust et des frigidaires chez Pérec, cela ne suffirait cependant pas pour dire de ces trois auteurs que leurs œuvres sont d'inspiration technique.
La logique d'autres textes, au contraire, repose entièrement sur ces éléments, soit que l'intrigue s'appuie essentiellement sur un raisonnement scientifique, soit qu'un élément de caractère scientifique permette de mettre en place l'histoire, soit enfin que cet élément en constitue précisément le dénouement lui-même, répondant ainsi de manière diverse mais directe et positive à la définition que l'on donne traditionnellement de la science-fiction.
Je dois préciser que "Science" désigne ici pour moi tout effort rationnel auto-proclamé (ou du moins proclamé par l'auteur) de connaissance du réel, aussi farfelu qu'il puisse éventuellement paraître a priori (et surtout a posteriori) à un lecteur contemporain pour des textes datant parfois des années cinquante. Même remarque, peut-être encore plus justifiée, pour "technique". C'est le privilège de la fiction ! Et la fameuse laxian key, chère à Robert Sheckley est, à mon sens, dans ce contexte, un artefact parfaitement admissible techniquement ! D'ailleurs, le vraisemblable scientifique est pour moi bien moins important dans ma "suspension d'incrédulité" que le vraisemblable narratif ou psychologique.

Je donne ci-après, pour fixer les idées et montrer quels ont été mes critères, quelques exemples de textes que je considère comme "non-scientifiques". Je les ai choisis dans les deux revues les plus récentes, donc plus aisément accessibles que les deux autres corpus, pour faciliter à mes contradicteurs potentiels une éventuelle réfutation de mon point de vue.
L'essentiel de ce qui se passe dans "Panique sur Darwin Alley", de Serge Lehman (Galaxies n° 1), relève d'une anticipation politique, sociale et économique, où la science n'est qu'un élément très mineur parmi bien d'autres. Le très beau texte de Mike Resnyck, "Toucher le ciel" (Galaxies n° 2) se passe sur une autre planète et évoque un contrôle du climat, mais il ne s'agit là que d'un cadre général pour une réflexion sur la culture d'un groupe humain. Je classe de la même manière les animaux pensants de John Barnes dans "Le strict nécessaire" (Galaxies n° 7), ou les extra-terrestres disparus de "Contre-mesure" (Robert Wolff, Bifrost, n° 6). Ou encore le célébrissime "Déchiffrer la trame"8, de Jean-Claude Dunyach (Galaxies n° 4) – sauf si on estime, ce qui au fond peut se défendre, que le tissage est, effectivement, une technique.
Il doit cependant être clair que tous ces textes restent évidemment pour moi des textes de science-fiction, dans le plein sens du terme. J'ai en effet complètement éliminé du corpus les quelques nouvelles qui ne me paraissaient pas relever du tout de ce registre-là de l'imaginaire, par exemple, "La mort du Centaure" de Dan Simmons (Galaxies n° 2) ou "Éparpillez mes cendres" de Greg Egan (Galaxies n° 5) ou "Le fruit de nos entrailles" de Raymond Milési, (Bifrost n° 1). Je n'entrerai pas dans une discussion byzantine sur ce point, estimant que, dans plus de 95% des cas, il n'y a pas photo, ni dans un sens ni dans l'autre, et ça me suffit amplement (y compris pour pester annuellement contre les listes hétéroclites – et hypocritement "indicatives" – de textes proposés pour les prix Rosny !).
Pour compléter l'information du lecteur, j'ajoute quelques exemples, toujours dans le même sous-corpus récent, donc aisément réfutable, de textes qui à mon sens, sont au contraire nettement d'inspiration scientifique ou technique : "Guerres génétiques" de Paul J. Mac Auley (Galaxies, n° 3) s'appuie fortement, comme l'indique son titre, sur des éléments étroitement liées au génie génétique ; "Le chat de Shrödinger" de Thierry Di Rollo (Galaxies, n° 4) fait explicitement appel pour la résolution de son intrigue à l'indétermination quantique ; sans les nanomachines, le texte "Déchets d'humanité" de Mary Gentle (Galaxies, n°7) ne pourrait exister ; quant à la logique narrative de "Big Bang", de Jean-Pierre Andrevon (Bifrost n° 6), elle s'appuie sur une description précise du dit phénomène, qui constitue et fonde une grande partie de l'intrigue et de son déroulement. Il s'agit donc bien de cas où le terme "science" est tout à fait justifié.

3. Les résultats
Ceci posé, et armé de cette grille d'analyse, j'ai donc entrepris la tâche colossale de (re)lire près de 175 nouvelles et d'en peser la part "scientifique".
Je dois dire que je n'ai pas souvent eu d'hésitation, les cas ambigus m'étant apparus plutôt rares. Et quel a été le résultat de ces lectures forcenées ? Le voici, présenté sous forme d'un tableau :

Revue

Total

Non-SF

Reste SF

Science

Non-science

% sci. sur SF

Galaxie

36

2

34

16

18

47,1

Fiction

40

5

35

14

21

40,0

Univers

40

7

33

12

21

36,4

Bifrost

26

3

23

11

12

47,8

Galaxies

33

2

31

15

16

48,4

Total

175

19

156

68

88

43,1


Sur les 175 textes lus, 19 ne relevaient manifestement pas de la SF. Et sur les 156 textes restants, seuls 68, soit à peine plus de 40%, moins de la moitié, font appel à des ressorts directement liés à la Science…
C'est-à-dire que presque 60% des textes de science-fiction du corpus ne correspondent pas à la définition habituelle que l'on donne de ce type de thématique littéraire. Cette proportion reste dans une fourchette d'une douzaine de points à travers les cinq échantillons considérés, ce qui renforce la permanence de cette caractéristique. On notera seulement que c'est dans la série des Univers que la science est présente à un taux minimum et dans Galaxies qu'elle l'est au taux maximum.
J'avoue que je ne m'attendais pas un tel résultat, mais plutôt à la proportion inverse, en tout cas à une majorité, même courte, de textes à caractère "scientifiques".
J'écrivais la dernière fois que si on s'est senti obligé d'inventer la sous-catégorie "hard science" c'est bien qu'il y a tout un pan de la littérature de SF qui échappe à la problématique scientifique. Je ne croyais vraiment pas si bien dire…


1 The New Encyclopedia Britannica (2002), Micropaedia, vol. 10 p. 552. Pour les anglo-rétifs : "Forme de fiction qui s'est développée au 20e siècle et traite principalement de l'impact de la science, réelle ou imaginée, sur la société ou les individus. Le terme est plus généralement utilisé en référence à la fantaisie littéraire qui inclut un facteur scientifique comme composant essentiel"
2 Isaac Asimov Science Fiction's Magazine, mars-avril 1978.
3 Pourquoi pas un space opera en vers ?
4 Wikipedia, article Science-Fiction
5 Encyclopaedia Universalis, vol. 20, p. 655.
6 http://www.noosfere.com/heberg/rcw/bio/entrevue.htm
7 Pourquoi trouve-t-on un tel nombre de revues anglo-saxonnes dont le nom commence par la lettre A ? Y a-t-il un rapport avec l'œuvre la plus connue d'A. E. Van Vogt ?
8 Quelqu'un se penchera-t-il un jour sur la curiosité que constitue le rôle joué par le tapis, objet ô combien humble et traditionnel, dans deux œuvres particulièrement emblématiques de la SF européenne récente : la nouvelle sus-citée et, bien sûr, le roman d'A. Eschbach ?


MàJ : 10/04/07