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Lectures SF- Critiques 8
10/10/06


Soyons clair : je fais partie du groupe d'amis qu'André-François Ruaud a réunis autour de lui pour fonder sa maison d'édition les moutons électriques. Je suis même membre du comité de lecture de la revue Fiction, ressuscitée par cette maison. Mais ce n'est pas pour autant que j'adore tout ce que publient les moutons. Il y a même dans leur production certaines choses qui ne correspondent pas à mes goûts ou à mes préférences. Alors je me sens très libre de dire qu'il y en a d'autres que j'aime énormément. Et il y en a une que j'adore : c'est "L'été-machine" de John Crowley (Lyon, Les moutons électriques, 2006, 224 p. Trad. Rémi Oliska, préf. A.-F. Ruaud).

L'habituelle quatrième de couverture :

La Tempête, il y a des centaines d’années, a balayé du globe toute trace de civilisation technologique. Les descendants de ceux qui ont échappé au désastre vivent dans une sorte de communauté tribale. Ils s’appellent Rien qu’Une Fois, Sept Mains, Rouge Peinte. Ils ne pratiquent ni l’agriculture ni l’élevage mais simplement la cueillette et la poursuite des énigmes. Ils écoutent les conteurs parler des anges, ces hommes qui vivaient avant la Tempête et se déplaçaient dans d’étranges machines. Un jour, Roseau Qui Parle décide de partir, afin de comprendre le monde.

* * *

L'été-machine, de John Crowley

À mes yeux, la présentation d'un univers a priori inconnu du lecteur est, pour un auteur des littératures de l'imaginaire, un défi majeur : comment ne pas être didactif ni, a fortiori (et évidemment), ennuyeux, dans la présentation du monde inconnu dans lequel va se dérouler l'histoire ? Rares sont ceux qui y réussissent vraiment, et les contre-exemples sont, hélas, légion. La science-fiction est pourtant depuis longtemps sortie de l'adolescence, mais je suis lassé de subir les mêmes cours de technologie, d'histoire ou de sociologie au début (ou, en matière d'explication, à la fin) d'une majorité de textes de SF, en particulier, hélas, chez les auteurs français.
L'exercice est complexe et délicat, et l'idéal, évidemment, serait de ne rien décrire du tout, et de laisser, peu à peu, tout deviner, en utilisant les détours de l'histoire et, en particulier, les réactions des personnages eux-mêmes. C'est la logique du vieil adage "show don't tell", et c'est un peu le pari qu'a réussi John Crowley dans ce roman. Le narrateur, Roseau Qui Parle, évoque des souvenirs d'enfance, ou se rappelle des événements plus récents, à mesure qu'il les raconte à un mystérieux interlocuteur... Les choses nous sont montrées par les yeux de ce personnage, avec une fluidité et un naturel confondants, sans "intervention divine" de l'auteur : et jamais Crowley ne nous décrit ni ne nous explique quoi que ce soit. Presque rien n'est dit, presque tout est suggéré, et ça n'en a que plus de force.

L'utilisation de cette technique présente cependant une autre difficulté, moins fréquemment soulignée, mais là aussi trop souvent mal surmontée : le personnage chargé de nous livrer l'information au sein même de l'intrigue sait tout, l'histoire, la géographie, les moeurs, la biologie locale, la biographie des autres personnages. Et il sait tout de manière objective et irréfutable, au détriment de la plus élémentaire vraisemblance, décribilisant à la fois son propre personnage et le monde qu'il est chargé de décrire.
Ici, rien de tel non plus... Le monde est raconté par Roseau qui Parle. C'est avec lui qu'on le découvre, avec ses interrogations, ses doutes, ses ignorances, ses erreurs parfois. Toute phrase est une énigme, dont le lecteur attentif trouvera, tôt ou tard (et parfois jamais !) la solution. On devine cependant peu à peu qu'il s'agit d'une situation post-cataclysmique, et l'on reconnaît çà et là tel ou tel objet qui nous est familier, mais pas toujours et nos questionnements s'ajoutent délicieusement à ceux du narrateur.

À ce côté natif s'ajoute la beauté des noms propres, tant de personnes (Dans Un Coin, Rien qu'Une Fois) que de lieux (Petit Belaire, Vingt-Huit Parfums), ou d'institutions, si tant est qu'on puisse nommer ainsi les "chaînes" ou les "Anges". L'ouvrage n'est pas sans rappeler parfois, dans un registre assez différent (celui du merveilleux appuyé sur le folklore populaire) le superbe roman de Tatiana Tolstoï "Le Slynx" (Paris, R. Laffont, 2002, 407 p., coll. Pavillons).

Quant à l'écriture, elle est pareillement délicieuse. Il a été dit que ce roman était de la SF écrite comme de la fantasy. Je ne crois pas vraiment à ces correspondances fond/forme et, pour moi, une écriture poétique comme celle de "L'été-machine" n'est pas spécifique à tel ou tel genre, et n'est évidemment pas antinomyque avec la science-fiction, d'autant qu'on connaît trop de textes de fantasy écrits, eux, avec les pieds ! Il faut noter d'ailleurs à quel point à la beauté du style répond l'illustration de couverture, laquelle est, magnifique idée, reprise, légèrement agrandie, immédiatement au verso. J'ajoute que la traduction d'origine de la première édition française de Rémi Oliska est superbe, et rend parfaitement toute le charme du roman, dans un français souvent très poétique. Dommage qu'ayant joliment traduit tous les noms propres anglais, il en ait conservé un, "Service city", alors qu'un "Cité Service" aurait parfaitement été dans le ton de tout le reste.