Accueil |
Lectures SF- Critiques 6 |
Mes préventions contre la critique SF vont finir par tomber ! Car voici de nouveau un livre encensé presque partout... et que je vais, moi aussi , bien qu'avec quelques réserves mineures, encenser également. C'est celui de Catherine Dufour, "Le goût de l'immortalité", Mnémos, octobre 2005, 249 p.
Mais d'abord, la critique...
Le Monde des livres (24/02/06) est bref, mais dithyrambique : "Voilà ce qui pourrait bien être la révélation française de l'année : un roman de science-fiction d'une noirceur absolue, d'une écriture éblouissante, à la construction narrative sophistiquée..." (Jacques Baudou). |
Mandchourie, an 2113.
La ville de Ha Rebin dresse ses tours de huit kilomètres dans un ciel jaune de toxines. Sous ses fondations grouille la multitude des damnés, tout autour s'étendent les plaines défoliées de la Chine. |
* * *
Il n'est pas nécessaire d'en raconter plus que cette 4ème... D'abord, parce que ça pourrait être long, bien que l'ouvrage lui-même ne le soit pas tellement (249 pages, ça nous change, heureusement, des trilogies), mais aussi parce que l'intrigue est assez complexe. J'en dis un mot tout de suite, pour ne plus y revenir, sans entrer dans le détail, pour ne pas déflorer le sujet.
Mais aussi parce que je ne suis pas certain que cette intrigue, bien qu'elle soit habilement construite et que ses ressorts ne se dévoilent que peu à peu, soit le point le plus fort de ce roman, en, tout cas dans son aspect visible, celui qui supporte une "histoire" avec des "personnages" et des "rebondissements". Car elle en cache une autre, qui tourne autour de ce que sont réellement ces personnages... La SF étant essentiellement pour moi un prolongement de l'Histoire réelle, je suis plus intéressé par celle de la vie quotidienne et des sans grade que par les événements et personnages majeurs, donc ici plus par les premiers chapitres, ou par les derniers, que par toute la partie centrale où, malgré toute l'ambiguïté qu'elle tente d'y mettre, on sent un peu une construction théorique... Il apparaît d'ailleurs dans ce milieu de roman un personnage trop "énorme" pour mon goût, trop hors normes, trop "épique". Et la fréquentation des grands de ce monde va moins bien à Catherine Dufour que celle des humbles. Mais peut-être est-ce aussi parce que c'est la partie racontée le plus classiquement, presque en narrateur omniscient. Ou alors parce que cette partie s'adresse à l'adolescent(e) qui est en nous, alors que tout le reste, comme Mc Leod sur un autre registre, parle à l'adulte...
J'en termine avec le négatif, ou en tout cas le moins enthousiasmant, en parlant de la couverture : le marketing SF a encore frappé. Beaucoup trop esthétique à mon sens par rapport au monde décrit dans le livre, qui n'a pas besoin qu'on "fasse joli". Dufour, bonne pâte, parle sur son site de la "somptueuse couverture réalisée par Caza". Non que cette converture ne soit pas "fidèle" à l'intrigue, ou plutôt à un des personnages ; mais son esthétisme est à la fois aux antipodes et bien en-deça du monde que décrit le texte. Et le style, l'imagination et le regard de la narratrice n'ont pas besoin d'un graphiste pour faire multiplier les synapses dans le cerveau abasourdi du lecteur.
Des exemples ? À foison :
"Sous la chair en décrue, la tête de mort perçait avec impatience (p. 50).
"L'humanité doit tout à ces parques obscures qui ont nourri leurs enfants maille après maille, puis tiré leur suaire sur leurs yeux usés sans une plainte, tandis que le monde se chargeait de leur précieuse progéniture, transformant leurs fils en chair à canon et leurs filles en chair à soldats" (p. 61).
"Vous a-t-on dit que toutes les tombes, les tertres, les mausolées, les tumulus ne sont pas là pour honorer les morts, mais pour les empêcher de revenir ?" (p. 120).
"Je fais du chronoracisme, d'accord, mais il m'est difficile de voir la fin du millénaire précédent comme autre chose qu'un panier de Crabes enragés, et d'imaginer à ses habitants, sauf exception, un niveau intellectuel au-dessus de la domotique" (p. 127).
"Si je lui pose la moindre question à ce sujet, elle se fermera probablement comme une paupière" (p. 165).
À propos d'un "précieux sentiment de connivence" : "[Il] me l'inspire et ne le partage pas. C'est aussi simple qu'une lame de rasoir" (p. 174).
"Cette femme frêle, voûtée au-dessus de son vieux bureau, envoyait contre le mur une ombre énorme de colosse bossu" (p. 234).
"Il est mort bêtement, et ce n'est pas une chose qu'on pardonne à quelqu'un dont on avait besoin pour vivre" (p. 264).
Cette écriture au scalpel est au service d'une étonnante réussite dans ce qui est, on le sait, une des difficultés majeures (et la plupart du temps non résolue, ou alors esquivée) des littératures de l'imaginaire : décrire un monde.
Car le parti, très habile, que prend Catherine Dufour, c'est de faire raconter notre futur par quelqu'un qui se situe encore plus loin dans l'avenir et qui, s'adressant à plus jeune que lui, lui dit presque : "Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître", ce qui fait qu'elle réussit le tour de force de faire présenter le futur comme un passé ! La narratrice prend donc à témoin son interlocuteur à partir de ce qu'ils ont en commun, et c'est avec un grand naturel qu'elle peut alors lui expliquer ce qu'il n'est pas supposé savoir et ce qu'elle-même, parfois, ne sait pas très bien : "Vous devez croire, comme tout le monde, que vous en savez long sur (...), mais en réalité nous disposons de très peu de données (...) fiables" (p. 125). Cette technique permet beaucoup de souplesse, évite toute impression de didactisme et se révèle, par son effet de réel, d'une redoutable efficacité, bien plus que le "narrateur omniscient" que j'évoquais plus haut.
L'univers qui est ainsi décrit, par petites phrases sèches et acérées, est une sorte de bourbier foisonnant, riche, nauséabond, touffu, sanglant, barbare, surpeuplé, puant, empesté, raciste, malsain, sordide, grouillant, impitoyable, crasseux, malade, fétide, cruel. Mais Dufour n'est jamais complaisante dans le gore, comme on en a parfois des exemples dans nos domaines favoris, comme si elle appliquait le principe : "Tout ce qui est exagéré est insignifiant". Elle en est d'autant plus rude, croyez-moi. Le plus fort, c'est qu'elle ne nous dit pas tout, qu'elle en garde, comme on dit en cyclisme, "sous la pédale", et que l'on pressent confusément, en creux, tout un tas d'autres choses . Elle en fait sentir finalement encore plus que ce qu'elle en dit, et c'en est d'autant plus efficace.
Du grand art, vraiment...
Dernière minute : le roman vient d'obtenir le prix Bob Morane ; je ne sais ce qu'est ce prix mais, ce faisant, il s'honore (d'autant qu'il a donné sa récompense "roman traduit" aux "Îles du soleil" de McLeod... Bravo au jury !).
Toute dernière minute : il a obtenu aussi le Grand Prix de l'Imaginaire aus Utopiales de Nantes (et j'avais oublié de mentionner qu'il avait également eu le Rosny Aîné !)