Accueil Lectures SF- Critiques 12
08/12/07


Paradoxalement, alors que l'âge d'or de l'édition de SF en France est loin derrière nous, la production d'ouvrages sur la Science-fiction ne se tarit pas. Pour ne citer que les derniers parus, Science-fiction. Une littérature du réel de Raphaël Colson et André-François Ruaud1, dont mon petit doigt me dit qu'il va recevoir bientôt un prolongement plus développé, ou 100 mots pour voyager en Science-Fiction de François Rouiller2.
Mais, même s'ils les renouvellent plus ou moins, ces ouvrages de sortent pas vraiment des deux problématiques qui ont guidé la majorité des productions en la matière, la problématique historique d'une part, la problématique thématique d'autre part. C'est la raison pour laquelle la parution récente de l'ouvrage d'Irène Langlet, La science-fiction. Lecture poétique d'un genre littéraire3 est particulièrement bien venue : elle a l'ambition de nous amener sur les chemins, relativement peu fréquentés en ce qui concerne la SF, de la stylistique, de l'analyse littéraire ou de la narratologie. Il fallait donc absolument parler de cet ouvrage, comme l'on fait d'ailleurs nombre de publications4.

L'habituelle quatrième de couverture :

Comme le polar, le roman pornographique ou le thriller, la science-fiction est aussi appréciée par les lecteurs... que peu étudiée par l'université. Mais comment parcourir sans sourire ce grenier mal rangé, encombré de vaisseaux spatiaux, de machines à remonter le temps, de créatures aux anatomies improbables et de sociétés aux lois infantiles ? Comment prendre au sérieux ce syncrétisme de thèmes dûment traités de longue date par la littérature patentée, et d'extrapolations fantaisistes sur base d'articles de vulgarisation scientifique ?
Et pourtant ! Quel plaisir sitôt que l'on abandonne ses préjugés !
Premier grand manuel de synthèse consacré à ce domaine particulier de ce qu'il est désormais convenu d'appeler les « paralittératures », le présent ouvrage rend justice à l'extraordinaire vivacité du genre et aux mille et un tours d'écriture à travers lesquels il déploie ses inventions. Il analyse les formes multiples par lesquelles les textes de science-fiction font naître, en même temps que des mondes, l'émerveillement de s'y projeter.
Un point ressort fortement : on n'aborde pas la science-fiction sans un ensemble de savoirs nourris par les autres romans du genre et par les images des sciences et techniques en circulation dans notre société. Un bon lecteur de science-fiction ne s'étonnera pas du jappement d'un
hralz dans la narration d'une fête futuriste...
Sans doute est-ce cette mise en commun des imaginaires qui caractérise au fond les paralittératures : les connaissances nécessaires à la compréhension ne sont pas toutes à construire au fil des aventures contées, mais à puiser dans un stock identifié de références partagées.
Pour la première fois depuis l'apparition du texte de science-fiction, on explore ici les liaisons entre le
genre littéraire, son fonctionnement textuel et sa place dans l'institution.

Le sommaire, tel que présenté par le même site :
I. Outils de mécanique science-fictionnelle.
    1. Des machines textuelles merveilleuses.
    2. Topographie du roman de science-fiction : quelques options formelles.
II. Pour une
histoire littéraire de la science-fiction.
    3. Une histoire critiqu(é)e de la science-fiction.
    4. Science savante élective vs techno-science de masse.
III. Dans la machine science-fictionnelle.
    5. Sociétés futures : du détail science-fictionnel à la projection futuriste.
    6. Le
space opera : avatars post-modernes dun sous-genre.
    7. Fables du temps.




La Science-fiction, d'Irène Langlet
(c)Armand Colin, 2006

* * *

Bon… Passons sur ces envolées lyriques et ces exagérations épiques, et intéressons-nous plutôt à l'ouvrage lui-même.
Ma première impression au sortir de cette lecture, c'est celle d’une richesse foisonnante. Irène Langlet soulève d'innombrables questions autour d'un objet central : le texte de SF. En cela, c'est un exercice parfaitement roboratif, qu'on ne saurait que conseiller à tout amateur un peu curieux du genre. Certes, il s'agit d'un travail universitaire de recherche, avec ses outils et son vocabulaire. Il ne faut donc pas s'attendre à un enfilage de perles élémentaires ce que, semble-t-il, pensait trouver le critique Okuba Kentaro dans phenixweb, mais à un exercice intellectuel structuré et cohérent. Comme la SF, la narratologie exige un ou deux prérequis, pas insurmontables même si cela demande un minimum d'attention et s'il faut ici supporter une assez forte tendance au jargon, un peu exaspérant mais finalement surmontable !
Heureusement, les exemples concrets sont nombreux, en particulier les quatre romans qui servent de référence récurrente à Langlet tout le long du livre, ses "romans-compagnons" : Neuromancien de William Gibson, L'Usage des armes de Iain M. Banks, Chroniques du pays des mères, d'Elisabeth Vonarburg, et Des Milliards de tapis de cheveux, d'Andreas Eschbach.
Compte tenu de la richesse de l'ouvrage, et du nombre de pistes intéressantes ouvertes par son auteur, je ne pourrai ici qu'esquisser les grandes lignes de son argumentation, et noter quelques points qui m'ont paru intéressants, ou au contraire problématiques.
Au-delà d'une impression générale positive, ma réaction est en effet assez contrastée : je suis séduit par un certain nombre d'idées qui me paraissent très fructueuses ; je suis un peu désorienté par l'apparente désorganisation du livre, et par l'annonce de programmes pas toujours vraiment tenus ; je suis enfin frappé par le caractère très conventionnel ou traditionnel de certaines des idées qui y sont présentées.

Le meilleur du livre, à mon sens, se trouve quand Langlet arrive à s'en tenir à son objectif : mener une analyse littéraire. Il se situe d'abord dans la première partie, "outils de mécanique science-fictionnelle" où l'auteur met en lumière différents mécanismes de construction d'objets ou de concepts a priori "incroyables", et leur articulation. Elle va de l'élémentaire (le vocabulaire) au global (les formes narratives) de manière très convaincante, en s'appuyant fortement sur les travaux de deux chercheurs peu ou mal connus chez nous : Richard Saint-Gelais5 et Darko Suvin.
Elle part de ce qu'elle décrit comme "le procédé global à l'œuvre dans toute œuvres de science-fiction : apparition d'un novum, d'une étrangeté, d'une infraction aux lois de l'univers familier du lecteur, et procédés stylistiques et narratifs destinés à poser les conditions de possibilité de sa compréhension" (p. 12). Il ne s'agit donc pas ici du nœud de l'intrigue, ni d'une éventuelle explication en forme de chute, mais au contraire d'un des éléments de mise en place d'un décalage qui pose un univers.
Elle développe la manière dont des stratégies textuelles provoquent un "effet d'estrangement", pour utiliser la terminologie de D. Suvin, propice à la construction économique d'encyclopédies imaginaires, de "xéno-encyclopédies", somme des savoirs nécessaires à la compréhension du monde imaginaire qui nous est présenté : déclencheurs science-fictionnels, comme les "mots-fictions" forgés pour la circonstance (cf. le hralz de la 4e de couverture6), altérités discursives (dont plutôt qu'une définition il est préférable de donner un exemple : l'incipit du Monde inverti : "J'avais atteint l'âge de mille kilomètres"), étrangetés globales (équilibre entre l'inattendu et le familier). Ressorts didactiques, ou diverses techniques utilisées pour faire passer une indispensable information dans une trame narrative : apposition, caractérisation, description motivée, retour en arrière, etc.

* * *

Le second chapitre est tout aussi intéressant : il répertorie les formes que peut prendre un roman de SF : roman linéaire sous ses différentes formes, bildungsroman, utilisation très variée des techniques de point de vue narratif, jeu avec la "polytextualité" (montages-collages, textes insérés, exergues, etc.) Les outils utilisés peuvent être de caractère très général, ou au contraire profondément liés aux particularités de la SF. Beaucoup plus loin (pp. 197 sq.) dans des passages tout aussi passionnants, elle décrira des techniques voisines chargées de présenter la xéno-encyclopédie qui décrit l'environnement dans lequel se déroule l’intrigue d'un texte de fiction.
Deux remarques : les exemples cités par I. Langlet viennent presque tous d'auteurs de très haut niveau (Le Guin, Priest, Dick, Gibson, Stephenson, Bester, Asimov, Eschbach, etc.). Beaucoup de textes de SF, cependant, on le sait bien, ne sont pas de cette qualité, et on s'inquiète un peu de voir privilégier ici, à cet égard, non toute la SF, mais la seule "bonne" SF, surtout quand, comme chacun, on a eu à se farcir tant de pavés indigestes et mal ficelés, et surtout tant de préliminaires didactiques sous forme d'interminables cours d'histoire, de sociologie, d'ethnologie, quand ce n'est pas (plus rarement) de physique ou de biologie.
Ma seconde remarque est plus générale : ces stratégies, techniques, procédés textuels, sont exhibés ici comme spécifiques à la science-fiction. Ils me semblent cependant tout à fait repérables, avec des nuances (qu'il aurait été intéressant d'étudier), dans d'autres catégories de littératures de l'imaginaire, en fait dans tous les genres où l'intrigue se déroule dans un environnement différent du nôtre, et que l'auteur doit, d'une manière ou d'une autre, faire accepter, ou mettre en valeur, par exemple en fantasy, même si cette dernière a moins besoin d'explications (la magie, c'est presque partout la même chose !) : les "constructions xéno-encyclopédiques" évoquées p. 35 sont loin d'être l'apanage exclusif de la SF.
Il n'est pas jusqu'au roman historique où l'on n'ait besoin, surtout pour des périodes ou des contrées éloignées de nous, de ce type de pédagogie. En cela, ses remarques sur le statut de la science par rapport à ces procédés littéraires me semblent perdre un peu en pertinence. J'y reviendrai.

La seconde partie traite, sous un titre unique ("Pour une histoire littéraire de la science-fiction") de deux thèmes assez différents : un point de vue sur l'historiographie de la SF ; une réflexion sur la place de la science.
Le premier thème s'ouvre sur des remarques à propos de la problématique assez répétitive que l'on trouve dans tous les textes traitant de l’Histoire de la SF, remarques plutôt pertinentes quand elles visent leur caractère très américano-centré ou leur périodisation parfois artificielle.

Elle évoque à ce sujet divers points qui lui semble devoir mériter approfondissement, la prééminence étatsunienne des pulps, le "tournant Campbell", l'exportation de la SF US dans les années cinquante, et jette un coup de projecteur sur les spécificités des situations française, québé-coise, allemande, etc. Elle met enfin les auteurs de ses quatre "romans-compagnons" dans le contexte d'une "marginalité" historique et culturelle fondamentale, qu'elle détaille avec acuité, dans des passages du plus grand intérêt.
On voit que le projet qu’elle présente d'élaborer une "histoire proprement littéraire de la SF" (p. 127) qui doit "se concentrer sur les procédures narratives" n'est pas ici vraiment réalisé. C'est plutôt à une tentative de réinsertion de la SF dans son milieu littéraire qu'elle procède, ce qui n'est déjà pas rien et donne ici des pages très intéressantes… D'autres passages du livre présentent la même caractéristique de sortir, par le thématique ou l'historique, du cadre purement littéraire dans lequel l'auteur elle-même a pourtant choisi de se cantonner.
On regrettera d'ailleurs que ses analyses un peu fouillées se cantonnent pour l'essentiel à l'historiographie francophone (Millet-Labbé, Sadoul, Guiot, Baudou) : on aurait aimé avoir son point de vue sur ce qui s'est fait en la matière à l'étranger, en particulier (mais pas seulement), en Grande-Bretagne et aux États-Unis7. On regrettera également que parmi les pistes qu'elle ouvre (et qu'on ne lui reprochera pas de ne pas parcourir complètement elle-même, tant elles sont nombreuses, et prometteuses) ne figure pas une mise en rapport de l'évolution de la SF et de celle des autres catégories de la littérature, à part quelques allusions au polar. L'explication générique qu'elle donne du "communautarisme" SF (Pour bien apprécier la SF il faut en avoir déjà lu ou, autrement dit, il y a un fonds de culture commune sans lequel l'abord de la SF est moins aisé) aussi intéressante soit-elle, ne peut pas aller jusqu'à considérer que la science-fiction vit complètement hors de toute influence des autres littératures. Elle dit plus loin (p. 137) dans un autre contexte que le parallèle évolution de la SF / évolution des sciences et techniques n'a jamais "sérieusement" été fait8. Un parallèle purement littéraire me paraît au moins aussi important à réaliser.

La "chronologie comparée" de la SF qu'elle présente in fine (pp. 260-271) est elle-même organisée en colonnes par nationalité où on retrouve les nations habituelles : États-Unis, Grande-Bretagne, France (ou plutôt francophonie puisque le Québec y figure à part) plus l'Allemagne, Eschbach oblige. L'incomplétude (autres pays latins, pays slaves, Japon, etc.) est presque exactement celle qu'elle dénonce, à juste titre, par ailleurs.

* * *

Le second thème de cette partie historique qui, en fait, ne l'est plus vraiment ici, est consacré aux rapports avec la science.
Ce point, on le sait, est problématique. Il l'est tellement pour Langlet qu'elle s'attache en fait explicitement davantage au terme même de "science" dans le "nom de genre" de la Science-Fiction qu'à son existence dans les textes. Elle tente d'argumenter sur le fait que le mot "science" dans le nom du genre est aussi significatif que son contenu réel9 et pour "comprendre les pratiques du genre" c'est moins vers la science que vers "les images de la science" qu'elle nous demande de nous tourner (p. 166-167). Cette remarque de sa part devrait faire plaisir à Pierre Stolze et aux tenants de la SF comme "littérature d'images", mais je ne suis pas très convaincu par ce qui me paraît ressembler plutôt à une pirouette, et on a bien l'impression ici que ce qu'elle a en tête ne concerne pas tant les "images" que l'on a de la science que les "idées" que l'on s'en fait...
Je ne sais même pas si le fameux (fumeux ?) débat (la SF est-elle une littérature d'images ou une littérature d'idées ?) n'est pas biaisé dès le départ à ce niveau. D'ailleurs, le terme "science" est souvent escamoté dans la dénomination du genre en langage courant, écrit autant qu'oral, par les abréviations "SF" ou "Sci-fi", ôtant ainsi de la force à l'argumentation un peu compliquée qu'elle développe alors sur la "nomination" du genre, à partir des analyses de J.M. Schaeffer10.
Je note par exemple, et sauf erreur de ma part, qu'aucune des revues françaises de science-fiction n'a comporté dans son titre le mot "science", sauf le récent Science-fiction magazine et l'ancien Science-Fiction de Daniel Riche. Et le fait que le terme ait survécu à diverses tentatives de le remplacer (par speculative fiction, par exemple) doit être non seulement mis sur le compte de la pesanteur des habitudes (ou considéré un peu comme la trace fossile d'un état antérieur de cette littérature), mais aussi en rapport avec la rationalité commerciale qui ne déteste rien tant que de changer le nom des marques ou de brouiller les repères du consommateur !
Mais de ceci, Langlet ne parle pas. L'existence d'une identité commerciale éditoriale de la SF, au-delà du groupe des fans, est étrangement absente de ses analyses (sauf brièvement à propos de la période Gernsback-Campbell), alors qu'elle n'est certainement pas sans conséquence sur les modes d'écriture des auteurs.

De toute façon, cette prééminence du "mot" sur la "chose", elle n'arrive pas elle-même à l'admettre complètement, et tout l'ouvrage est parsemé d'allusions au fait que la SF a une relation centrale avec la science, et s'appuie sur l'hypothèse d'une fiction "techno-scientifique" (p. 60). La comparaison qu'elle fait entre deux descriptions de décollage de vaisseaux spatiaux, l'une dite "naïve" chez Eschbach, l'autre plus sophistiquée, chez Banks, est pour moi révélatrice : d'une part du fait que sous le nom de science, c'est de technique (ou plutôt de description à apparence technique, les mots remplaçant là aussi les choses) ou de technologie, qu'il est le plus souvent question en SF ; elle est d'ailleurs amenée à le reconnaître elle-même (pp.180-81) pour expliquer le "retard à l'allumage" de la SF fin XIXe par rapport à la naissance de la science moderne aux XVII-XVIIIe, alors que le décalage chronologique avec l'explosion technologique est beaucoup moins grand ; révélatrice, d'autre part, du constat que même la technique a, petit à petit, tendance à disparaître des textes qui nous occupent. J'ai déjà noté son regret de l'absence d'un parallèle sérieux entre évolution de la SF et évolution des sciences et techniques, mais je crois que cette absence est principalement liée au fait qu'au fond la SF se préoccupe moins de la science et de la technique que, beaucoup plus généralement, du caractère plausible des environnements qu'elle propose, et de leurs connotations psychologiques, sociales, historiques, en tant qu'éléments parmi d'autres, ou encore de l'utilisation de gadgets comme ressort superficiel pour des récits d'aventures.
Et quand elle évoque l'idée intéressante selon laquelle "la science est une pratique culturelle" (p. 170, et p. 177) elle ne la développe pas suffisamment à mon sens : la science est, plus largement encore, une pratique sociale, et l'objet de la SF ne se limite pas à cette pratique particulière, mais les envisage toutes11. Les explications scientifiques éventuelles ne sont là que pour nous dire une chose, et une seule : nous ne sommes pas dans l'imaginaire pur, nous sommes dans un imaginaire plausible, potentiel, donc nous sommes, très près ou très loin, dans l'Histoire.
Ce parti-pris scienticisant l'amène à distinguer "nettement" de la SF le steampunk (à raison) et l'uchronie (à mon sens à tort, et citée seulement une fois, p. 189) dans "leur code12 d'écriture (et dans leur déploiement fonctionnel)" (p. 189), alors que la seconde ne fait que poser un peu différemment la question fondamentale de la SF : "que se passerait-il si ?" en la mettant simplement au passé.

* * *

La troisième partie, "Dans la machine science fictionnelle" est elle aussi un peu hétéroclite.
Elle se propose d'abord de reconsidérer un thème de la SF, celui des sociétés futures, pour en proposer une analyse littéraire. Elle analyse la façon, les moyens employées, les méthodes utilisées par ses quatre "romans-compagnons" pour construire (et raconter) ces sociétés, reprenant en partie les éléments donnés au début de l'ouvrage. On trouve là aussi des passages d'un grand intérêt, mais qui débouchent in fine sur une analyse thématique plutôt classique à propos de la caractéristique fondamentale des sociétés décrites dans trois de ses quatre romans.
Elle consacre ensuite quelques pages au space-opera, dont elle rappelle les origines et caractéristiques, puis la perte de faveur, qu'elle explique en partie par le développement de la conquête spatiale réelle. Elle l'explique aussi en signalant (p. 214) que "Le champ des littératures de l'imaginaire connaît en 1954 une réorganisation profonde : la publication du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien est le point de départ d'un renouveau spectaculaire de la fantasy". Point de départ, certes, mais le succès de la trilogie ne s'est avéré, donc son influence n'a été effective, qu'au milieu des années 60, près de dix ans après cette date. Elle termine ce chapitre en décortiquant parmi ses romans-compagnons deux exemples de space-opéras récents, L'usage des armes et les Milliards de tapis de cheveux.
Elle se penche enfin sur les "fables du temps" (p. 227), d'abord à propos du voyage temporel où elle décrit de manière assez attendue les contorsions stylistiques auxquelles cette spécialité mène parfois. On la suivra moins sur la deuxième thématique : "Quand la science-fiction est rattrapée par le calendrier" : en quoi l'analyse (p. 239 sq.) sur "la péremption des dates science-fictionnelles" est-elle de caractère littéraire ? En quoi le roman "1984" génère-t-il un "poétique des dates" (p. 243) depuis précisément que cette date est passée ? Alors que précisément ces éléments ont échappé, par définition, à la volonté des auteurs. "Madame Bovary" était pour Flaubert et ses premiers lecteurs un roman contemporain. Il est devenu pour nous une sorte de roman historique. Et alors ?

Finalement, c'est à travers tout le livre que l'ambition de s'en tenir à une analyse de la SF à travers "son fonctionnement verbal, textuel, scriptural, littéraire"(p. 7) n'est pas toujours tenue, est trop souvent débordée. On le regrettera, certes, mais d'une part ce qui obéit au programme est déjà largement au-delà de ce qu'on lit souvent en la matière, d'autre part les analyses non strictement littéraires qu'elle nous donne ne sont pas, loin de là, dénuées d'intérêt. C'est un début, des suites se profilent, félicitons-nous en, et attendons avec impatience les analyses qu'elle ne manquera pas de nous donner bientôt.

Quelques remarques pour terminer.
On notera d’abord, dans un ouvrage consacré à l'analyse littéraire et aux procédés d'écriture, l'absence de la moindre référence aux ateliers d'écriture et, en particulier, à celui (ceux, en fait) qui a formé une pléiade d'auteurs connus aux États-Unis, j'ai nommé Clarion.
S’agissant du vocabulaire, elle écrit p. 20 : "...tel "Maglev" ou conapt dont l'auteure de ces lignes ignore elle-même l'origine". Conapt je ne sais, mais "maglev" est là pour "magnetic levitation" (en français "sustentation") terme qui ne relève même plus de la SF puisque c'est le nom du prototype d'un train allemand fonctionnant avec cette technique.
Écrire que l'on fait "évoluer le "sense of wonder" vers le "sense of reading" (p. 59-60) pour dire que les explications sont de plus en plus insérées profondément dans le texte, est peut-être une formule un peu contournée !

Mais, malgré ces points de détail, vous l'aurez compris : il faut absolument lire ce livre, vous y apprendrez beaucoup, et il est même très possible qu'il donne une saveur nouvelle à vos prochaines (re)lectures de science-fiction.


1 Paris, Klincksieck, Coll. "50 questions", mars 2006, 190 pages.
2 Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, juin 2006, 530 p.
3 Paris, Armand Colin, 2006, 303 p.
4 Pierre Stolze dans Bifrost (46) avril 2007, pp. 92-95, ou Stéphanie Nicot, que je remercie de m'avoir procuré le dernier numéro de Galaxies (42) où figure sa critique. On lira également avec intérêt sur le net la page : http://www.fabula.org/revue/document2279.php
5 L'empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Editions Nota Bene, 1999, dont Langlet avait elle-même donné la critique dans Galaxies (17), juin 2000. On trouvera sur les pages "Diffusion du savoir" de l'Ecole normale supérieure, les enregistrements audio ou vidéo du "mois de la SF" organisé par cette institution en mai 2006, avec trois passionnantes conférences données par R. Saint-Gelais à cette occasion.
6 Dont elle dit (p. 30) qu'il est "opportunément" souligné dans la version française, ce contre quoi je m'élève : il vaudrait mieux, au contraire, qu'il ne le soit pas, comme dans la VO de Banks, pour garder le contraste entre l'étrangeté du mot et la banalité de son traitement !
7 Par exemple, pour ne prendre que les ouvrages récents et assez généraux : Adam Roberts. The History of Science Fiction, New York: Palgrave/Macmillan, 2006 ; Darren Harris-Fain, Understanding Contemporary American Science Fiction: The Age of Maturity, 1970–2000. Columbia, U. South Carolina P, 2005. Mike Ashley. Transformations: The Story of the Science-Fiction Magazines from 1950 to 1970. Vol. 2 of The History of the Science-Fiction Magazine. Liverpool: Liverpool UP, 2005.
8 Voir peut-être l'article, que je n'ai pas eu l'occasion de lire, de Jean Baudet : "Histoire des sciences et science-fiction", dans la revue belge Technologia 6, (3, 1983), pp. 107-112.
9 D'ailleurs, on pourrait alors argumenter, de manière analogue, sur le fait que le roman policier fait référence à la police, même quand elle n'y est pas présente, si l'on ne savait qu'en anglais, ce terme doit être remplacé, puisqu'on appelle le genre "detective story", le terme recouvrant d'ailleurs aussi bien un fonctionnaire qu'un "privé".
10 J.M. Schaeffer. Qu'est-ce qu'un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989 (Coll. Poétique).
11 La note de J.P. Lion dans sa recension de la réédition de Pavane dans Bifrost (46) p. 62, est significative de cet état d'esprit : pour lui, une uchronie "politique" ne relèverait "en rien de la SF" alors que Pavane en relèverait "par le biais d'une dimension technique". Inutile de dire à quel point je suis en désaccord avec ce point de vue (ainsi qu'avec celui qu'il développe ensuite sur le caractère "steampunk" du roman de Roberts) qui ferait évacuer de la SF beaucoup de ses plus grands chefs-d'œuvre, à commencer par Le Maître du haut château qu'il cite pourtant lui-même quelques lignes plus haut.
12 Langlet sacrifie, comme bien d’autres, à cette mode d'utiliser à tort et à travers le terme de "codes" du genre pour le plus souvent, ne signifier que ses clichés (p. 222 parmi bien d'autres), et sans qu'on sache si le sens de ce terme passe-partout doit être pris comme une règle de fonctionnement, comme par exemple le code civil, ou comme un ensemble de signes de reconnaissance, à l'instar d'un code secret.