Accueil Lectures SF- Critiques 13
28/07/08


J'aimerais dire quelques mots ici du roman de David Mitchell Cartographie des Nuages1. Moins pour ajouter à l'accueil critique très favorable qu'il a reçu au moment de sa sortie en Angleterre2 ou de sa traduction en France3 que pour deux autres raisons : la première est qu'il s'y trouve, au moins en partie, de la science-fiction (et de la bonne) ; la seconde est que plus généralement, ce livre peut nous parler des genres, et ce d'une manière originale.

     L'habituelle quatrième de couverture :

Adam Ewing est un homme de loi américain, embarqué à bord d'une goélette partie de Nouvelle-Zélande et faisant route vers San Francisco, sa ville natale.
Il n'a rien à voir avec Robert Frobisher, lequel, un siècle plus tard, se met au service d'un compositeur génial pour échapper à ses créanciers. Ni l'un ni l'autre ne peuvent connaître Luisa Rey, une journaliste d'investigation sur la piste d'un complot nucléaire, dans la Californie des années 70. Ou Sonmi~451, un clone condamné à mort par un État situé dans le futur. Pourtant, si l'espace et le temps les séparent, tous ces êtres participent d'un destin commun, dont la signification se révèle peu à peu.
Chaque vie est l'écho d'une autre et revient sans cesse, telle une phrase musicale qui se répéterait au fil d'innombrables variations. Comme
Écrits fantômes (2004), Cartographie des nuages invite le lecteur à plonger dans un des univers romanesques les plus singuliers du XXIe siècle.

Né en 1969 en Grande-Bretagne, David Mitchell a enseigné pendant huit ans au Japon avant de revenir s'installer en Angleterre. Lauréat de nombreux prix littéraires, il a été trois fois finaliste du Booker Prize. Salué dès ses débuts par A.S. Byatt, il est considéré comme l'un des principaux romanciers anglais contemporains.

Cartographie des nuages, de David Mitchell
©Ed. de l'Olivier, 2007

* * *

Mais pour ceux et celles qui ne l'auraient pas lu, quelques mots de présentation.
Le livre contient six histoires, en apparence indépendantes, mais de fait toutes reliées entre elles, même si ces liens n'apparaissent pas d'emblée et sont parfois ténus. Ces histoires sont entamées, l'une après l'autre, puis interrompues y compris au milieu d'un mot, comme la première4 , ceci jusqu'à la 6ème, qui va, elle, d'une traite, jusqu'à son terme après quoi sont reprises (et terminées) les cinq premières, mais dans l'ordre inverse : structure en miroir donc (et non "en poupée russe", comme on l'a dit parfois).
Résumé rapide :
1. "Journal de la traversée du Pacifique d'Adam Ewing" où, dans les années 1850, un homme de loi, rapportant des documents et valeurs d'un de ses clients, de Nouvelle Zélande vers San Francisco, sur un mauvais rafiot appelé La Prophétesse, raconte au jour le jour son voyage difficile et mouvementé.
2. "Lettres de Zedelghem" : un jeune et cynique étudiant en musique s'introduit, au début des années 1930, auprès d'un célèbre compositeur anglais vivant en Belgique, et raconte le tout par lettres à un ami (amant ?) proche.
3. "Demi-vies, la première enquête de Luisa Rey" se situe vers 1975 et porte sur un scandale de corruption à propos d'une usine nucléaire sur la côte Ouest des États-Unis.
4. "L'épouvantable calvaire de Timothy Cavendish" montre un éditeur poursuivi par des créanciers indélicats et enfermé par son frère dans une maison de retraite où il n'a plus aucun droit mais d'où il finit par s'évader de manière rocambolesque.
5. "L'oraison de Somni~451" raconte, dans le cadre d'une société future, l'élévation d'une clone du statut de serveuse de restaurant à celui de personnage-clé dans un complot visant à détruire l'ordre établi.
6. "La croisée d'Sloosha pis tout s'qu'a suivi" est le récit du séjour d'une sorte d'ethnologue dans une île hawaïenne revenue à l'état "sauvage" dans un avenir post-cataclysmique.

Comme je l'ai dit, cette dernière histoire est racontée d'un seul jet, après quoi reprennent successivement la 5, puis la 4, la 3, etc.

Chacune de ces récits constitue une référence de (ou partage un personnage avec) une des autres : Le "journal" qui constitue l'histoire 1 est découvert et lu (en deux fois !) par le personnage principal de l'histoire 2 ; le correspondant de ce dernier joue un rôle important dans l'histoire 3 ; cette dernière est en fait le manuscrit d'un polar qui sera édité par le héros de l'histoire 4, histoire qui, portée à l'écran, sera visionnée (là aussi, en deux fois) pendant l'histoire 5, dont le personnage principal sera devenu, dans l'histoire 6, une espèce de divinité légendaire et où un des personnages la verra, sans savoir qui elle est, à travers une sorte de projection holographique.
Il faut ajouter que tous les personnages principaux, sauf un, ont en commun une tache de naissance qui donne à penser qu'ils sont différents avatars d'une même personnalité, mais on n'en saura pas beaucoup plus sur ce point. Cela dit, on pourrait parfaitement lire ces histoires indépendamment comme autant de nouvelles autonomes. On perdrait cependant beaucoup de la saveur générale et du mystère de l'ouvrage, ainsi que de ce qu'on pourrait voir comme sa signification profonde.
Autant de nouvelles donc, mais de tons et de techniques narratives très variées. La première fait parfois penser à Herman Melville (on y rencontre même fugitivement un banc de baleines), la deuxième, sans doute la plus grinçante, est plutôt sarcastique, la troisième semble une caricature de thriller technologique endiablé aux multiples rebondissements, la quatrième est une farce jouant délibérément d'un humour cynique échevelé. Je parle des deux dernières un peu plus longuement ci-dessous, puisqu'il s'agit de deux histoires de Science-Fiction. Notons d'ailleurs qu'elles en constituent le noyau puisque la seconde est située au centre du livre et que la première l'encadre directement5.

* * *

"L'oraison de Somni~451" se situe en Corée, dans un futur dystopique où des séries de clones génétiquement spécialisés et drogués en permanence sont affectés à diverses tâches d'intérêt collectif au service des "sang-purs" et étroitement limités à ces tâches. Somni~451 (allusion à Bradbury ?) est "factaire" dans un restaurant où elle travaille comme serveuse. Elle sait qu'un jour on ajoutera une douzième étoile à son collier et qu'elle pourra alors rejoindre l'Arche pour être enfin pourvue d'une "Âme". Mais à la suite d'une série de circonstances heureuses, elle a acquis une caractéristique unique : ayant été soumise à un catalyseur d'élévation, elle est la première "élevante" stable qu'ait connue la science, et elle devient alors sujet de laboratoire ("factaire expérimentale") aux mains d'un étudiant incapable, puis enjeu dans la lutte entre l'Unanimité au pouvoir et les Unionistes qui la convainquent de les rejoindre dans leur combat contre cette société hégémonique.
Cette intrigue pas complètement originale dans un contexte qui ne l'est pas totalement non plus est servie par un traitement qui, lui, l'est beaucoup plus. D'abord, il s'agit exclusivement du compte-rendu de l'interrogatoire de Somni~451 par un "archiviste", interrogatoire qui, on l'apprend d'emblée, est un "ultime entretien" avec cette "prisonnière" dont le destin fatal est scellé. Il n'y a donc pas de suspense, sinon dans les péripéties.
Ensuite, le monde dans lequel se déroule l'histoire ne nous est jamais directement décrit, mais il se découvre peu à peu à mesure que Somni~451 raconte ce qui lui est arrivé. En fait, l'auteur situe le personnage à un moment où elle prend pleine conscience d'elle-même et du monde qui l'entoure et cela lui permet de décrire de l'intérieur ce qu'elle était et le processus qui l'a transformée, au profit donc du lecteur, avec beaucoup de naturel.
On en apprend tout autant que par des longs discours, sans qu'on s'ennuie un instant, et les différents éléments de cette société très stratifiée apparaissent très clairement. Par exemple, un vocabulaire spécifique est utilisé, mais il n'a pas besoin d'explication : les objets portent en effet des noms de marques que nous connaissons, un "disney" est un film, une "ford" une voiture qui consomme de l'exxon, une chaussure un "nike", un café est un "starbuck", etc. Les néologismes ne sont jamais incompréhensibles : le "dînarium" où travaille Somni~451 est doté d'"hygiénaires", elle-même ingurgite sans le savoir des "amnésiades" à la lumière des "solaires", et elle sera plus tard escortée par un "disciplinaire".

Quand, à travers le discours d'un personnage, Mitchell craint d'être trop didactique, il a le clin d'œil de faire dire à Somni~451 : "Je savais déjà tout cela, mais préférai ne pas l'interrompre".

On peut penser (sans doute parce que le personnage principal est une femme) à la Margaret Atwood de La servante écarlate, mais on y verra surtout, à l'évidence, un hommage au Huxley de Brave new world (qui commence en l'an 632 de notre Ford !) et à l'Orwell de 1984, auteurs qui sont d'ailleurs nommément cités dans une bibliographie trouvée par Somni~451, et décrits comme étant… "deux optimistes" !

"La croisée d'Sloosha pis tout s'qu'a suivi" est d'une tonalité très différente : Zachry, un vieil hawaïen, raconte comment, adolescent, il a jadis lâchement laissé mourir son frère et son père au cours d'une attaque menée par une tribu ennemie, comment il a grandi avec ce remords, comment il a accepté avec réticence l'arrivée dans sa famille d'une "Presciente", Méronyme, venue avec ses compagnons pour procéder, comme tous les six mois, à des "troqu'ries" avec son peuple, mais désireuse cette fois-ci de rester "vivre pis travailler dans une d'nos maisons pendant six lunes pour apprendre nos coutumes", et comment il s'est laissé peu à peu amadouer par cette survivante de la civilisation d'avant la Chute, qui va progressivement lui faire connaître certains des mystères des "Sapients" et avec qui il va traverser de nouvelles épreuves.
On aura reconnu ici aussi des thèmes classiques : une situation post-cataclysmique, une société techniquement arriérée visitée par des survivants d'une culture plus avancée, devenue minoritaire. Mais ces thèmes entrecroisés sont transcendés par une écriture6 éblouissante d'inventivité verbale et, là encore, une manière de raconter tout en suggestion, sans soulignement ni didactisme.

Si le ton et la thématique de cette histoire évoquent bien sûr U.K. Le Guin, notamment Always Coming Home, la virtuosité de l'utilisation du langage rappelle, bien que de manière très différente, le Russell Hoban de Riddley Walker.

* * *

Plusieurs choses me frappent à cette lecture.
En premier lieu, une remarque incidente : on a ici deux exemples de textes de SF, l'un où science et technique jouent un rôle important (clonage, drogues), l'autre où elles ne sont qu'un élément parmi bien d'autres du contexte environnemental.
Plus généralement, ce livre démontre qu'on peut parfaitement faire cohabiter, dans le même ouvrage, des textes qui relèvent du thriller à caractère policier, de l'intrigue psychologique, du comique déjanté ou de l'aventure historique, avec des histoires appartenant sans conteste à la Science-fiction, et même à de la SF à thématique relativement traditionnelle (bien que leur traitement narratif ou stylistique soit nettement plus original). Et il ne s'agit pas là de mise en œuvre d'une de ces notions à la mode, "fusion" ou "transfiction", mais bien d'une juxtaposition de textes relevant d'environnements différents, assumés comme tels, mais associés par des liens subtils.
J'ajoute que ces deux textes, comme ceux qui les accompagnent dans ce volume, ne relèvent pas de la culture populaire, contrairement à une idée répandue qui fait coïncider trop sommairement ce domaine avec celui des littératures de l'imaginaire.
Je note d'ailleurs que les Anglais semblent avoir une audace qu'en France nous n'avons pas, d'accepter à la fois que la SF existe pleinement à côté d'autres domaines de la littérature, et qu'elle sorte, sans vergogne, du ghetto où beaucoup voudraient la laisser enfermée, en fait d'assumer la science-fiction comme objet littéraire en tant que tel. Alors même que D. Mitchell ne semble pas faire partie du sérail7 , il "assure" et approfondit tranquillement des thématiques science-fictives avouées, comme s'il n'avait écrit que ça depuis des années.

La science-fiction apparaît ici pour ce qu'elle est vraiment : moins un genre qu'un domaine d'exercice de la littérature, rassemblant des intrigues de tous types, mais situées dans des environnements spatio-temporels spécifiques qui présentent les deux caractéristiques complémentaires et essentielles d'avoir toujours un rapport, direct ou indirect, proche ou éloigné, avec le monde réel, généralement une filiation de caractère historique, et cependant de ne pas (ou pas encore !) exister dans la réalité, s'en démarquant par des hypothèses très diverses, souvent un état différent de la technique, parfois de la science, mais aussi d'autres éléments, presque toujours liés à des états de la société, que celle-ci soit située dans le passé, le présent ou, dans la majorité des cas, un avenir plus ou moins éloigné…

Enfin, ce livre est un exemple parfait pour moi de ce que la SF est avant tout une littérature de l'Histoire de l'humanité, de ce que cette histoire n'est, en quelque sorte, que la partie non-fictive de la science-fiction, de ce que toute intrigue de SF s'insère dans (en fait construit) un fragment de l'Histoire future et/ou alternative de l'humanité.

Même si les astuces narratives ont ici un parfum de clin d'oeil, parfois même éventuellement de pastiche, il y a une véritable continuité entre le bateau du XIXe siècle utilisé dans la première aventure et le Navire du chapitre central/final qui, dans un futur non déterminé, mènera les Sapients rencontrer, pour une dernière et tragique rencontre, les tribus Hawaïennes.



1 Paris, l'Olivier, 2007, 663 p. (Cloud Atlas, 2004), encore pas sorti en poche, hélas…
2 Où il a été finaliste du Booker Prize en 2004.
3 Je ne citerai que la remarquable chronique qu'en fait Pascal J. Thomas dans le n°58 (nov. 2007) de KWS
4 Ainsi commence au milieu d'un mot le roman de Céline Minard Le dernier monde. Voir ici.
5 Les premières parties des histoires sont en fait disposées par ordre chronologique.
6 Saluons à ce propos la prouesse du traducteur Manuel Berri, non seulement dans ce chapitre où son travail relève lui aussi de la virtuosité, mais dans tout le livre.
7 Du même auteur, Écrits fantômes, l'Olivier, 2004, rééd. Points 2005 (Ghostwritten, 1999), à la construction voisine de celui-ci, et où d'ailleurs deux des personnages du présent roman apparaissent furtivement, ainsi que number9dream (2001), et Black Swan Green (2006) qui n'ont pas été (encore ?) traduits chez nous. Aucun ne relève a priori de la science-fiction.