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Lectures SF- Critiques 2
04/10/05, Màj 11/11/05


Voilà un autre roman dont la lecture m'a été suggérée, hélas, par la critique. C'est, cette fois-ci, un roman français, "Les gardiens d'Aleph-deux" de Colin Marchika (Mnémos, 2004, 370 p.)

Car le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est pas passé inaperçu : encensé de manière dithyrambique par Emmanuel Collot dans SF Mag ("Colin Marchika est un prodige, un miracle pour la Science-Fiction française." ; porté aux nues par Joseph Altairac dans Bifrost ("Il y a longtemps qu'il ne m'avait pas été donné de lire, sous la plume d'un auteur français, un roman aussi imaginatif et enthousiasmant". "À ne manquer sous aucun prétexte") ; très favorablement critiqué par Xavier Mauméjean dans Galaxies ("Une lecture rare, comme pouvait être Nouvelles de l'Anti-Monde, de Georges Langelaan.") ; admiré par Philippe Curval dans le Magazine littéraire ("En refermant la dernière page, j'ai éprouvé le même plaisir qu'à la lecture de mon premier roman de S.F. Quel choc délicieux.").
Les critiques sur le net ne sont pas en reste : Joël Jégouzo, sur le site de "Mauvais genres" ("C'est du Greg Bear, ma parole. (...) La même intellgence, la même rigueur, le même souffle.") ; Magda Dorner sur ActuSF : " Les gardiens d'Aleph-deux n'est peut être pas aussi inoubliable que Les Seigneurs de l'Instrumentalité, mais il s'agit d'un excellent roman qui confirme le talent de Colin Marchika." ; Allan, sur Fantastinet : "Bref c'est une histoire comme on voudrait en lire plus souvent, bien construite, intelligente et bourrée d'humour".


Je garantis l'exactitude de certaines de ces phrases parfois étonnantes, et j'en ai passé d'autres du même acabit ! Cela dit, il y a de quoi mettre l'eau à la bouche de n'importe quel amateur de SF normalement constitué... Hélas... Mais d'abord, encore un petit coup de quatrième de couverture :

Grâce aux équations du mathématicien Hendricks, l’humanité a découvert l’espace parallèle Aleph-un, permettant d’atteindre les confins de la galaxie. Mais la traversée d’Aleph est dangereuse. De nombreux vaisseaux disparaissent. Certains pilotes en reviennent fous. Un jour, le vaisseau du capitaine Howard, disparu sans laisser de traces quatorze ans auparavant, se rematérialise en orbite de Mars. Les scientifiques et militaires de l’académie Tsiolkovsky comprennent alors que l’avenir de la Terre va être bouleversé. Car Howard a ouvert les portes d’une dimension à peine concevable pour l’esprit humain : Aleph-deux. Lui et ses descendants semblent désormais dotés d’étranges pouvoirs…"

* * *

Voilà qui est séduisant : de la hard science, des voyages intergalactiques, une sorte d'hyper espace. Alors, voyons un peu tout ça.

D'abord, le contexte... On ne nous donne vraiment que deux éléments importants : d’une part, il n'y a plus de matières premières, en particulier de métaux, il faut aller les chercher sur d'autres systèmes solaires ; ensuite, il existe un sorte de NASA internationale, l’académie Tsiolkovsky, qui a le monopole des voyages spatiaux. Et c'est à peu près tout.
Cette histoire se déroule sur environ deux siècles, en mettant en branle des enjeux mondiaux et même interplanétaires, sans que l'on en sache beaucoup plus sur l'histoire de l'humanité et, pire, sans que le peu qu'on nous présente de celle-ci ait beaucoup de lien avec l'intrigue (et inversement). On apprend vaguement à la fin, sans autre détail, qu'il y a eu jadis des guérillas urbaines, auxquelles deux des protagonistes ont participé (et on soupçonne qu'il s'agit d'une ficelle de scénario pour donner à ces deux personnages un souvenir commun) et ça s'arrête là. L’académie Tsiolkovsky apparaît petit à petit comme une sorte d'organisation toute-puissante qui n'a d'opposition que chez la compagnie FeCoNiCuZn (laquelle détient, on s'en serait douté, le monopole de l'exploitation des métaux), et à l'ONU, toujours là, sans une ride. Moi, je préfère quand on n'est pas trop didactique, mais ici ce n'est pas qu'on nous dise les choses discrètement, c'est qu'on ne nous dit, ne nous montre, ne nous révèle, presque rien ! On a un peu l'impression d'un jeu de rôle gratuit dans un décor de foire.
Ce qui est le plus curieux, d'ailleurs, c'est que dans les quelques occasions où on nous fait voir le monde extérieur, il n'a quasiment pas bougé. On voyage en avion, on circule en automobile, y compris "de location", cinquante, cent, deux cents ans après notre époque… Le temps s'est en quelque sorte arrêté, et ce n'est sans doute pas un manque d'imagination de l'auteur, démenti par d'autres aspects du livre ; ce ne peut être que sa volonté expresse. Mais qu'est-ce qu'il est plat et ennuyeux, ce monde invraisemblablement identique au nôtre, aux Alephs près ! On verra plus bas que Marchika se refuse à entrer dans le détail des explications scientifiques, mais en ce qui concerne les aspects sociaux, humains ou psychologiques, ce n'est plus de simplicité qu'il faut parler, mais de simplisme.

S'agissant en effet de l'argument scientifique, je serais le dernier à exiger d’un texte de SF qu’il entre dans tous les détails techniques des artefacts qu’il utilise… Mais là, quand même : rien ne nous est dit de la manière dont la structure mathématique qui est supposée permettre le passage dans les Alephs fonctionne en fait, ne serait-ce que dans son principe général. Hendricks découvre une équation et paf, ça marche aussi sec ! S’il s’agissait d’un simple prétexte, ça ne me gênerait pas. Mais la chose est vraiment au cœur de l'intrigue, et je trouve ça plutôt léger.
Car, et plusieurs critiques insistent sur ce point, comme l'auteur lui-même, il s’agit de mathématiques. De mathématiques, vous vous rendez compte ! "Les mathématiques occupent une place de choix", écrit J .Altairac, ajoutant entre parenthèses : "et on n'est pas obligé de comprendre". Toujours ce complexe français envers la science, les maths en particulier ! Mais quand on y regarde de plus près, on s'aperçoit qu'il n'y a en fait pas grand chose à comprendre, puisqu'on ne trouve que de vagues allusions à des équations différentielles (vous parlez d’une nouveauté !). Mauméjean écrit que Marchika "joue des mathématiques" ; je crois qu'il joue plus du mot que de la chose. Curval évoque "une construction mathématique minutieusement élaborée" que je cherche encore. Et on y trouve des déclarations assez bizarres : "Les théories mathématiques sont faites pour être invalidées par l'expérience" (p.25). Les théories physiques, biologiques, chimiques, sans doute, les mathématiques certainement pas : démontrées, pas encore démontrées, conjecturées, prouvées indémontrables, peut-être, mais invalidées par l'expérience, jamais. Alors évidemment, il y a des citations de Cantor et de Dedekind en exergue, et je ne sais plus quel vaisseau s'appelle le Bolzano-Weierstrass, mais il se serait appelé le Crick-Watson ou même le Roux-Combaluzier que ça n'aurait pas changé grand-chose !

Ce ne sont pas les personnages qui vont sauver la situation : plutôt stéréotypés, mal ancrés dans le réel, et peu susceptibles d'accrocher soit la sympathie, soit l'antipathie du lecteur. Un seul exemple : Lydie Castlereagh que l'on voit, p. 198, mater une bande de loubards (ou plutôt que l'on devine, car on ne nous dit rien de ce qui s'est réellement passé : "Le lendemain, elle avait oublié", sic) ne fait plus preuve une seule fois, jusqu'à la fin du roman, des qualités qu'elle a mises en valeur -discrètement- en cette unique occasion. Les autres sont à l'avenant. La seule exception serait peut-être 7B-Akira-John Mitchell pendant sa période prestidigitateur, c'est à dire dans un contexte extrêment proche de notre propre présent, où donc les choses redeviennent à peu près crédibles.
Mais le plus invraisemblable, c'est qu'il s'agit d'une saga familiale : imaginez un instant que Laplace soit l'arrière-grand-père d'Einstein et le grand oncle de Marie Curie, que celle-ci soit la tante de Gagarine et la grand-mère de N. Armstrong qui aurait épousé la fille de Von Braun, et vous aurez une idée de l'articulation des personnages principaux du roman. Crédible, hein ?

Allez, il ne me reste plus qu'à parler de la forme, ce que je n'aurais pas fait si mes enthousiastes critiques n'en parlaient pas eux-mêmes... Tout d'abord, la construction : j'avoue mal comprendre pourquoi tous les commentateurs nous présentent ce roman comme une série de nouvelles (un "fix up", en jargon). Un seul des chapitres a été publié à part, pratiquement aucun ne peut se lire isolément, et le tout constitue une histoire homogène vécue par un même et unique groupe de personnages. C'est vrai qu'ils s'étalent sur deux bons siècles, mais il y a une continuité narrative (et familiale !) évidente qui rend cette construction très différente de, mettons, Des milliards de tapis de cheveux ou Pavane, pour ne pas citer Les seigneurs de l'Instrumentalité à quoi on les compare à l'envi.
Ces chapitres ont tous grosso modo la même structure, qui commence par un rappel, plus au moins développé, des épisodes précédents, et de la situation à l'instant "t". Cette technique est tellement usée depuis des décennies, même en SF ou en fantasy, que je la croyais en voie d'abandon. Je suis sans doute trop optimiste, car je constate qu'ici elle est encore bien vivace, alors que la plupart des écrivains dits de "littérature générale" y ont renoncé depuis longtemps au profit d'alternatives plus intéressantes et moins rebattues. De ce point de vue, les dix premières pages consacrées à un traditionnel cours d'histoire, écrit comme il se doit au plus-que-parfait, constituent un véritable "tunnel".
On a droit ensuite à une histoire racontée à la troisième personne du singulier, avec ce style narratif "objectif" au passé simple (ce qui me trouble toujours dans des histoires supposées se passer dans le futur), d'une platitude monotone, et dont la seule critique négative d'"Aleph 2" que j'ai pu trouver dans cette fervente pléïade, (Daylon sur le site du "Cafard cosmique") dit : "C'est raconté, raconté, raconté et encore raconté". Effectivement. L'étonnant, c'est que Marchika n'écrit pas toujours ainsi. Son roman précédent, "La reine de Vendôme" est de ce point de vue bien plus élaboré. Pour Joël Jégouzo, le style emprunte "à des registres d'écriture variés". Je n'en vois guère hélas qu'un seul, certes correct, mais toujours inchangé à travers tout l'ouvrage, et toujours aussi plat.

Bref, voilà une histoire épique limitée à trois institutions, une seule famille, quelques individus et des théorèmes simplistes, le tout étant supposé changer la face du monde, qu'on ne voit jamais. Excusez du peu... Mais, je le répète, si je m'en prends à ce livre, ce n'est pas que je le trouve plus mauvais qu'un autre, c'est à cause de l'enthousiasme incroyable qu'il a soulevé dans la critique spécialisée (je dois même avouer que je ne suis pas vraiment arrivé à comprendre ce que voulait dire exactement X. Mauméjean dans la dernière partie de sa chronique de Galaxies). Daylon, encore lui, a eu la même réaction : "... il est certainement à des années lumières (...) de ce qu’on nous avait promis". En dernière minute (01/11/05), une autre appréciation encore plus négative que la mienne, sur le blog de quelqu'un dont je n'ai pas réussi à décrypter les initiales J_FS : "pour moi, le succès de ce livre reste un mystère. Avec un style à la limite du lisible, Marchika raconte de façon poussive une histoire à la limite du plagiat de certaines nouvelles des Seigneur de l'instrumentalité (Cordwainer Smith) avec un verbiage pseudo-mathématique en garniture."
Je n'ai pas osé aller si loin. Car c'est un roman qui a des qualités, on y trouve des idées intéressantes, certaines scènes sont assez réussies, on y tombe même parfois, en cherchant un peu, sur des zestes d'humour. Mais on peut, tout comme Daylon, en rester là : un roman qui ne mérite peut-être pas toutes les indignités dont je semble l'accabler, mais surtout pas les honneurs dont on l'a comblé, le dernier étant une nomination au prix Rosny Aîné 2005, restée fort heureusement sans conséquence. En dernière minute également, il est présélectionné pour le Grand Prix de l'imaginaire, ce qui me stupéfie...
La critique insiste sur un dernier point : Mauméjean, comme Altairac, voit dans "Les gardiens..." un "hommage à l'âge d'or", le second citant même Van Vogt et Heinlein. Je ne sais pas si c'était dans les intentions de l'auteur, mais dans ce cas il est dommage qu'il se soit engagé dans cette voie, au lieu d'utiliser plus directement les idées qu'il avait... Dans un pays où ce qui fait encore actuellement florès, c'est le steampunk, et où l'hommage, la nostalgie, la référence tiennent souvent lieu d'imagination créatrice, je suis un peu désolé de voir triompher chez les critiques un bouquin qui, faute d'imaginer l'avenir de l'humanité, se contente de parodier platement l'histoire de la science fiction.

Renfort de dernière minute, dans KWS (52), novembre 05, de la part de PJ Thomas : nous nous rejoignons sur presque tous les points...