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Lectures SF - Critiques 9
12/01/07, MàJ : 27/01, 19/02, 25/06/07


Ainsi qu'on aura pu le constater, cette rubrique critique est restée inactive pendant un bon moment, faute pour moi d'avoir mis la main sur un vraiment excellent (ou détestable !) bouquin de SF à décortiquer. Et puis, début janvier, j'ai repéré un roman dans le Monde des Livres, où d'ailleurs il ne figurait ni dans la page mensuelle science-fiction, pourtant présente, ni sous la signature de Jacques Baudou, mais dans le corps du cahier, sous celle de Xavier Houssin.
Quoiqu'il en soit (ou peut-être pour ces raisons) cette recension, extrêmement positive, m'a intrigué, puis intéressé, donc pourquoi pas celui-ci, me suis-je dit, et j'ai bravement été débourser 25 euros chez mon libraire favori (25 euros pour plus de 500 pages, ce n'est pas si cher ; certes "Les Bienveillantes", pour le même prix, en offre deux fois plus, mais ce n'est pas la seule raison pour lire aussi "Les Bienveillantes". Fin de la publicité gratuite et de la parenthèse.)
Donc fin également du suspense : de quoi s'agit-il ? De ceci : "Le dernier monde", de Céline Minard, Denoël, 2007, 514 p.

Mais d'abord, la traditionnelle quatrième de couverture, qui me permet comme d'habitude de donner une idée de la chose sans engager ma responsabilité :

Cosmonaute, Jaume Roiq Stevens accomplit diverses missions dans une station spatiale en orbite autour de la Terre, quand soudain l'évacuation est ordonnée depuis la base en raison d'un incendie. Refusant d'obéir, il demeure seul à bord pendant quelques mois, le temps d'observer une série d'étranges phénomènes terrestres, mais le silence radio persistant le force à rentrer. De retour à la base, bien des surprises l'attendent la Floride apparaît désertée de tous ses habitants, dont les vêtements gisent abandonnés, comme après une inexplicable catastrophe. Les animaux, eux, semblent avoir retrouvé leur liberté. Stevens doit se rendre à l'évidence : l'espèce humaine a disparu. Fou de désespoir et comme possédé par une sorte d'ivresse schizophrénique, il entreprend alors, des plaines d'Asie centrale à la Chine, en passant par l'Inde, l'Alto Parana et l'Afrique, un voyage hallucinant dans l'espace mais aussi le temps et la culture de tous ces mondes disparus. Mêlant suspense et poésie, cette odyssée du dernier homme sur la Terre emprunte avec une étonnante puissance verbale à la technologie contemporaine comme aux plus anciennes sagas de l'humanité.

* * *

Dernier Monde, de Céline Minard

De temps en temps, on trouve des romans sous une couverture anodine qui ne laisse en rien présager le caractère science-fictif que peut avoir leur contenu, surtout s'ils sont parus chez des éditeurs "classiques". Alors, on jette un coup d'oeil, on se dit allons voir, mais le plus souvent, on est déçu : l'auteur échafaude presque toujours des problématiques de SF qu'il croit nouvelles, mais qui sont si refroidies depuis des lustres, et qu'il traite si platement, qu'on croit rêver devant tant de bonne volonté ignorante et naïve. Dernier exemple connu (de moi) : "Globalia", de J.C. Ruffin.
Et ici, on peut s'attendre au pire, puisque on se trouve devant une thématique ultra-classique, pour ne pas dire éculée (bien que plus très utilisée, à ma connaissance) celle du "dernier homme". On va voir cependant que ce n'est pas si simple, et que la critique du Monde m'avait mis sur une bonne piste. Car finalement, allégé de mes 25 euros, je m'y plonge.
Et je n'en sors plus...

Attrapé, tout de suite. Déjà, la première phrase commence au milieu d'un mot (ne ratez par l'explication qui en est discrètement donnée, vers la fin), histoire de vous cueillir à froid et de vous faire tomber dedans sans attendre. Et puis, immédiatement, un ton, un parti-pris d'écriture, une manière de raconter complètement dédramatisante, genre ce n'est pas la peine que j'en rajoute, ça se rajoute assez bien tout seul.
Tout ça avec une goguenardise désabusée et un humour désespéré, une force et une énergie farouches, une boulimie verbale surinventive et quasi-charnelle. Minard déroule une espèce de logorrhée intense, tendue comme un ressort, pleine d'associations de mots inattendues comme ces "immeubles qui s'alignent et se perpendicularisent", ce "calme rongé par l'entropie" (p. 171), ce panneau "où les lettres cyrilliques couraient sur le fer comme une chanson légère" (p. 218), "la ligne d'horizon se compliquait" (p. 226) ; "Les horreurs qu'il a vécu en forêt ne s'estompent pas dans son esprit, mais elles sont mieux rangées" (p. 435) ; "Le tatou est un animal pointu sur A et sur Z mais bombé rond au milieu" (p. 455).
On est sous le choc. Je dirais presque, si ce n'était pas si structuré et plein de sens, que c'est écrit avec un pétard, comme on dit qu'on est coiffé, mais le mot peut aussi être pris à bon droit dans son sens fumigène ! Et pour ne rien gâcher, l'humour est omniprésent. Enfin, une véritable écriture, ça n'est pas si fréquent en SF...

Et puis Minard a une façon bien à elle de décrire les choses sans les raconter ou de les raconter sans les décrire, dans ce qu'elles font plutôt que dans ce qu'elles sont : aucun didactisme, donc, ce qui est rare. Je n'ai plus rencontré ça depuis La horde du contrevent, dans un genre évidemment très différent, même si dans les deux cas, il y a un mouvement, une avancée perpétuelle, "un lent mouvement de travelling avant" (p. 252), sauf qu'ici il n'est pas lent, plutôt une sorte de "va d'l'avant poussé au cul", de déboulement aéronautique, qui fait tourner une page après l'autre, qui fait aller, emporté par ce flot, d'une scène ahurissante à une scène stupéfiante, par exemple d'un torride accouplement géologico-hydrologique aux patientes leçons de karaté données, en vain, à un fourmilier.
Je passe rapidement sur la thématique, dont j'ai dit un mot, et sur l'intrigue, que je ne veux pas déflorer, bien qu'il ne s'agisse évidemment pas d'un thriller, même si sa linéarité apparente révèle bien des surprises. Comme on l'aura compris, elles sont complètement transcendées par l'écriture, et par le contenu. On va en effet traverser, avec un luxe d'érudition effectif mais qui passe sans le moindre effort, une grande partie de notre bonne vieille Terre. Celle-ci, comme si le fait d'être nettoyée de ses occupants humains laissait libre cours à toutes sortes d'envahissements, va révéler les traces des multiples civilisations qui ont habité sa géographie et son histoire, s'imbiber de cultures et réveiller les mythologies et aussi, progressivement, retourner à un état de nature où le règne végétal et le règne animal retrouvent, en quelque sorte, leur trône, de la Floride au Texas, du Kazakhstan à la Mongolie, la Chine, l'Inde, l'Afrique, l'Amazone, le Louvre ou l'Australie, tous terroirs décrits comme s'ils appartenaient à une espèce de planète de science fiction, inconnue et étrangère, revisitée par tout un tas de Jack Vance en surmultipliée.
Plus d'une fois, on se dit : "Mais où va-t-elle chercher tout ça ?".

Peut-être pas très loin, au fond. Sous la puissance et la luxuriance du verbe, on la reconnaît souvent, cette planète inconnue, mais comme si on ne l'avait jamais vue...
Ce "Dernier monde", c'est le nôtre.

* * *

En cherchant des informations complémentaires sur ce bouquin, je suis tombé sur un site qui en parlait, et qui évoquait en parallèle deux autres romans du même genre. Mon budget livres étant en voie d'épuisement pour le mois, j'en parlerai éventuellement une autre fois plus en détail. En attendant, voici les références et les quatrièmes de couverture :

- "Unica", d'Élise Fontenaille, Stock, 2007, 162 p. :

Depuis La Gommeuse jusqu'à son avant-dernier roman Brûlements, paru comme les précédents aux éditions Grasset, Elise Fontenaille poursuit une oeuvre singulière et obstinée. Le premier roman qu'elle publie chez Stock réunit ses qualités, ses dons de magicienne, mais un peu plus encore, car voici décidément le livre le plus original de cette jeune romancière qui nous plonge dans un fantastique si loin mais si proche. L'histoire se passe demain à Vancouver. Herb Charity, un cyberflic, traque les pédophiles au sein d'une brigade spécialisée. Au cours d'une enquête il tombe amoureux d'une jeune femme qui a arrêté de grandir, la troublante Unica Bathory. Fausse enfant aux cheveux blancs, Unica est la chef d'un gang de nanoterroristes qui punit les voyeurs, les clients de réseaux pédophiles, en leur injectant une puce empathique au niveau du cortex : ils ressentent les souffrances des enfants dont ils sont sensés jouir, dans une douleur insoutenable, jusqu'à en perdre la vue. Entre Herb, jeune adulte qui n'a pas fini de grandir, et Unica, enfermée dans un corps de fillette, se noue une étrange histoire d'amour, entre monde réél et monde virtuel, mensonge et vérité.

Unica, d'Elise Fontenaille
En exergue de ce roman, une phrase qui rappellera quelque chose aux amateurs : "Flow my tears, the policeman said".
Merci à J.L. Trudel, qui signale qu'il est chroniqué dans le Figaro du 18 janvier, donc ici.

- "Permission" de Céline Curiol, Actes Sud, déc. 2006, 252 p. :

Dans un monde où la fiction n'existe plus, un homme est embauché par une entreprise tout à fait singulière, un organisme international appelé l'Institution. En ces lieux se déroulent à huis clos d'importantes réunions politiques au cours desquelles ce nouvel employé doit prendre en note chaque intervention sous une forme rigoureusement synthétisée. Discipliné à l'extrême, totalement soumis au pouvoir de sa hiérarchie, il travaille sans relâche à la maîtrise de sa propre pensée, de l'actualité géopolitique ou de tout autre domaine susceptible de valoriser sa fonction. Corrigés, contrôlés, ses résumés sont ensuite communiqués aux médias du monde entier. Jusqu'au jour où l'un de ses condisciples fait entrer dans son système de pensée une faille vertigineuse. Sous ses yeux effrayés, cet homme ouvre un roman et lui lit en secret quelques pages. D'emblée un autre langage s'impose, l'imaginaire se déploie, le désir renaît... Après le succès international de son premier roman, intitulé Voix sans issue, Céline Curiol nous entraîne dans un tout autre univers. Virtuose de l'exploration psychologique, elle aborde dans ce livre les rives envoûtantes d'un monde au futur incertain.

Permission, de Céline Curiol
Il en est question aussi dans le Monde des livres du 26 janvier, p. 5, sous la signature de Vincent Roy. Et là non plus, on ne parle pas de SF ! Technique un peu différente dans le Magazine littéraire (460) de janvier 2007, p.61, où Serge Sanchez commence ainsi sa critique : "Permission est-il vraiment un livre de science-fiction comme on pourrait le supposer de prime abord ?", mais s'arrête à cette question rhétorique, et continue par une critique plutôt positive. Bizarre, non ?

Avez-vous remarqué que ces deux bouquins sont écrits, comme "Le dernier monde", par des femmes ? Décidément, en matière de SF française, les dames arrivent en force, après Catherine Dufour. Avez-vous remarqué également qu'ils sont parus chez deux éditeurs généralistes ? Si maintenant ces derniers se mettent à publier de la science fiction, où va-t-on, ma pauv'Dame ?

Mais comme décidément, rien n'est simple, dans le site en question, un des intervenants (libraire) dit à propos du Minard :
Ce qui m'a amusé, moi, en tant que libraire, c'est la présentation faite du roman de Minard par l'éditeur (pour les libraires, donc) : "Attention, ce roman n'est SURTOUT PAS de la science-fiction". Juste avant, le résumé me parlait tout plein, genre post-apocalyptique plus sympa que la moyenne... du coup, en tant que libraire spécialisé, si l'éditeur me dit "non, c'est pas de la SF" alors que tous les codes du genre semblent présents, dois-je l'écouter et ne pas en prendre ?
Le "surtout pas" vaut son pesant de cacahuètes. J'ajoute que le site du dit éditeur signale d'ailleurs, en une formule plutôt contournée, que ce roman "n’appartient pas du tout au genre de la science-fiction" ! Pas mal non plus, le "pas du tout" !

Minard elle-même, dans une interview du 18 janvier à Libération (merci à B. Teyssier), fait à la question : " Vous aviez besoin de la S.F pour obtenir cet homme seul ?" une réponse péremptoire : "Ce n'est pas de la science-fiction" ! Dans le même journal, une critique du livre. Peut-être que cette autre interview éclaire un peu le mystère : c'est du vaisseau spatial du début qu'elle dit que ce n'est pas de la SF, ce en quoi je suis d'accord avec elle ; mais le reste, tout le reste, quand même !

Il faudra que j'enquête encore, mais j'ai vu l'un ou l'autre de ces trois bouquins sur les tables ou étagères de diverses librairies, mais jamais dans le rayon SF ! Ils sont tous présentés en "littérature". Et X. Houssin, dans sa chronique du Monde se garde bien de parler de science-fiction. C'est à peine s'il prononce celui d'anticipation, et encore, sur le mode interrogatif, la réponse ne semblant, pour lui, même pas évidente.
On ne se refait pas !

J'ajoute bien plus tard (fin juin 07) qu'un dénommé Olivier Pezigot, dans Bifrost (46), pp. 86-87, partage mon étonnement sur ce déni d'évidence.
En revanche il ne partage pas mon admiration, prenant appui sur quelques exemples soigneusement choisis pour broder sur une scatologie dont la revue s'est pourtant fait, hélas trop souvent encore, une spécialité, et qui lui sert de prétexte pour éviter de nous dire ce dont parle vraiment ce roman.