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28/09/08


Une fois n'est pas coutume, je vais parler ici d'un roman qui ne fait pas partie de mon corpus habituel de Science-Fiction, puisqu'il s'agit de Bastard battle de Céline Minard1. J'ai déjà parlé ici d'un autre roman du même auteur, Le dernier monde qui, lui, relevait de la SF, bien que l'auteur (et surtout son éditeur), s'en défendissent alors avec acharnement.

     L'habituelle quatrième de couverture :

Haute-Marne, 1437, Denysot-le-clerc raconte l'histoire sanglante qu'il a vécue. La ville de Chaumont est prise d'assaut par le Bastard de Bourbon. Pendant le massacre, un adversaire singulier fait face à ses troupes, semant la terreur. Ce personnage aux techniques de combat inconnues s'avère être une femme originaire d'Asie. À l'issue d'un affrontement de chevaliers, une poignée de combattants venus de tous les horizons reprend courageusement la ville au Bastard et en protège les portes. Car il s'agit à présent de préparer la population à la vengeance du tyran et de l'empêcher d'envahir à nouveau la ville. L'étrange coalition de résistants enseigne ainsi l'arbalète, la lance, mais aussi l'espionnage et le kung-fu. Les habitants de Chaumont sont prêts pour la bataille qui décidera de leur vie.
Entre la poésie de François Villon et les films de sabre, Céline Minard conjugue dans ce roman haletant histoire réelle et fantaisie anachronique. À travers une langue consciente de son histoire, elle crée une épopée à la fois drôle et cruelle, dans une surenchère de suspens et de fantastique.


Bastard Battle est le quatrième roman de Céline Minard après R. (Comp'Act, 2004), La Manadologie (MF, 2005) et Le Dernier Monde (Denoël, 2007).

Bastard battle, Céline Minard

© spencer VIII 2008

* * *

   Décidément, Céline Minard est toujours là où on ne l'attend pas. Autant son précédent opus était une espèce de cosmogonie foisonnante parcourue frénétiquement à travers la planète par un survivant ultime accompagné d'improbables ectoplasmes, autant celui-ci présente une forte unité, tant de lieu que de temps.
   Nous sommes en effet au XVe siècle, en 1437, dans et autour de la bonne ville de Chaumont (la mention "Haute-Marne" de la prière d'insérer est pour le moins — mais ici involontairement — anachronique). Le"bastard" du titre (qu'il faut sans doute comprendre à la fois comme un terme ancien, avant que le "s" se soit transformé en accent circonflexe, et comme l'injure anglaise), est le très sanguinaire chef d'une grande compagnie, une armée de mercenaires, bande de soudards et d'écorcheurs, qu'il mène au pillage par les bois et par les champs avant de s'emparer au fil de l'épée de la bonne ville de Chaumont, et d'en faire son camp retranché pour d'innombrables forfaits dans la région. Mais petit à petit, issus de sa troupe ou en dehors d'elle, se forme un petit groupe d'opposants super doués qui vont, à l'aide des habitants de la ville, la lui reprendre presque par surprise, pendant un tournoi, avant de soutenir le siège qu'il leur fait, à l'issue duquel il sera séchement battu.

   Voilà l'intrigue. Un roman historique banal, à partir d'un fait divers médiéval authentique ? Ce serait le cas, si le livre ne présentait rapidement à la lecture plusieurs caractéristiques étonnantes.
   La première ne fait que refléter une réalité de l'époque, mais Minard ne nous en épargne rien : massacres, destructions, pillages, viols, atrocités, tortures sont accumulées sous nos yeux horrifiés, sans nous faire grâce d'aucun détail, avec une espèce de tranquillité plate qui ne les vous rend que plus atroces. Ceci sur un fonds narratif constitué en grande partie de scènes d'escarmouche, de combat, de tournoi ou de bataille. C'est plutôt donc presque tout le temps baston et compagnie, ce dont se réjouiront les amateurs, et il y en a, je le sais.
   Un baston un peu particulier, cependant, et c'est la deuxième caractéristique : outre le bastard déjà nommé et un certain nombre de ses affidés, outre quelques Chaumontais que l'occasion métamorphose, certains des protagonistes de ces batailles sortent pour le moins de l'ordinaire de la Haute-Marne médiévale. Une petite équipe de combattants plutôt exotiques émerge en effet peu à peu, autour du narrateur, le scribe Spencer Five Denysot-le-clerc, dit le Hachis, maître en maniement du bâton. La plus stupéfiante d'entre eux est une femme, d'origine asiatique, Vipère-d'une-toise, dite "La Jaunisse", "née au cuer d'une jeune forêt nommée Chaoline", qui pratique un art martial chinois qu'on dirait tout droit sorti de "Tigre et dragon". Mais il y a aussi le sabreur Akira No Suké, rônin pratiquant du sabre iaïdo, un chevalier qu'on aurait envie de qualifier de "médiéval standard", mais à la puissance dix, Enguerrand, et puis Tartas, Billy l'archer à poudre ("bouvier des plaines des Indes infinies où couraient les dyndons et coquefabues et aultres bestes fabuleuses inconnues", Dimanche-le-Loup le faussaire, lesquels se baptisent eux-mêmes, au cours d'un festin, "les sept samouraïs ! Yeepee !".
   Car la troisième caractéristique, on le voit, c'est la langue : elle ne fait que rajouter à cette espèce de distanciation. Loin d'être le français de l'époque, ou quelque patois contemporain, qui nous serait presque incompréhensible, Minard nous parle, ou plutôt fait parler son narrateur, une langue qui est plus proche de celle d'aujourd'hui, contrairement à ce qu'ont dit certains critiques, mais sans l'être vraiment non plus. Elle y glisse, de manière plutôt économique, quelques termes médiévoïdes, car souvent inventés : "histoyre", "teste", "qui le sayt", "dicte et défaicte", "icy", "iceulx", "aulcune" et quelques tournures de phrase comme : "Ainsi son foye était-il plein de ces ennemys déportés et mauplacés et ainsi lors qu'il abattait sa dague sur la teste d'innocens, se trouvait-il justifié". Une comparaison avec une citation d'époque montrerait à quel point Minard n'a pas abusé de cette couleur locale, dont elle ne fait que parsemer le livre. Plus inattendus sont les mots d'autres origines, essentiellement anglaise, que l'on voit surgir, ça et là : "Nothing", "drunken master", "one shot". Ça donne des choses comme : "Aucun corps, nobody, never, ne lui recorda ce revers." On voir même passer un "tragédie jeskspirienne", et même des clins d'oeil comme "garatagl, garatofyon".

   Il n'est pas évident de qualifier de quoi relève exactement cet objet littéraire non identifié. Difficile de savoir2 ce qui a bien pu amener Minard sur ce terrain spécifique, même si les circonstances de la naissance du livre sont connues, et assez particulières3. Ce qui paraît certain, en tout cas, c'est le plaisir qu'elle prend manifestement à cette écriture jubilatoire.
   Ce plaisir est largement partagé par le lecteur, un plaisir presque physique, comme celui qu'on ressent devant un plat de grande cuisine, qui vient "en bouche" comme disent aussi les amateurs de vin, et qui donne envie de lire le texte à haute et forte voix.
Et pourtant, on regrette de ne pas beaucoup sortir du baston et de la castagne, cela finit pas être plus ou moins répétitif, et on reste un peu sur sa faim. Comme certains plats de nouvelle cuisine : délicieux, mais pas très nourrissant...



1 Paris, Editions Léo Scheer, 2008. 103 p. Coll. Laureli.
2 Allez voir si vous voulez l'interview de CM sur Dailymotion mais sachez qu'elle est presque inaudible, et quasi perpétuellement filmée à contre-jour.
3 L'édition originale a paru, à la suite d'une commande spécifique d'une graphiste en résidence à Chaumont, sous une forme très particulière dont on peut se faire une idée ici ou . Un recueil de textes d'Éric Chevillard, Dans la zone d'activité, est également paru dans le cadre de ce projet.