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On voit donc assez bien de quoi il s'agit. Un thriller, situé dans un avenir assez proche et dans un monde fortement caractérisé.
J'ai beau me plaindre régulièrement que la SF est un peu trop exclusivement composée de ce genre-là, je ne crache pas sur un bon roman d'aventures, et je ne fais pas la fine bouche devant un thriller bien mené. Alors, "Forteresse", pourquoi pas ? Et effectivement, beaucoup d'éléments ont été réunis pour faire quelque chose qui se tienne, en particulier une progression narrative particulièrement bien menée et une galerie de personnages plutôt variée...
Mais d'autres aspects sont trop problématiques pour emporter une adhésion totale de ma part, et ne pas largement gâcher mon plaisir...
Idéologie
Quelques mots d'abord sur un reproche qui a été fait, assez souvent, à ce bouquin, concernant son "idéologie".
J'avoue qu'un certain nombre de choses m'ont, moi aussi, gêné. Certaines d'ailleurs ne font pas partie de ce qui a été relevé ; en particulier, j'y trouve une vision des rapports sexuels assez stéréotypée, rappelant parfois ce qu'on trouvait dans les vieux SAS (mamelons systématiquement durcis, érections standardisées, etc.). Ces formulations plutôt machistes sont d'autant plus bizarres qu'il y a au moins deux personnages de femmes plutôt positifs et pas du tout caricaturalement "féminins".
En revanche, ce dont on a beaucoup parlé, c'est de relents d'extrême-droite. Pourquoi ? À cause de la façon dont Panchard évoque une future réaction anti-islamique et raciste extrêment violente. Et là, il y a effectivement problème : qu'il puisse se produire dans les prochaines décennies une vague de racisme anti-musulman, c'est hélas possible et, en soi, la prévoir n'est pas absurde. Ce qui est contestable est l'explication factuelle qu'en donne l'auteur : elle serait née en réaction contre l'envahissement islamique que nous subirions, envahissement encouragé par ce que GP appelle la "Correction", où il regroupe tout ce qu'il considère comme "politiquement correct" : l'anti-racisme, le pacifisme, un "laxisme" généralisé, qu'il fustige en les exagérant largement, quand il ne les extrapole pas jusqu'à l'invraisemblable, et sans en donner d'ailleurs d'explication. Qu'on soit un ferme partisan du principe de laïcité, qu'on s'irrite ou s'inquiète de certaines conceptions communautaristes, je veux bien. Mais ici, il se s'agit pas de ça : la condamnation est globale, sans nuance, sans distinction, sans recherche de causes éventuellement plus complexes. (GP est d'ailleurs assez proche du point de vue paranoïaque de Dan Simmons ; voir le "message" de ce dernier sur son site...).
Alors, on retrouve ici le débat classique : "L'auteur est-il supposé partager les opinions qu'il met dans la bouche de ses personnages ?" Manifestement, ici, la réponse paraît bien être positive. Exemple, deux phrases à la suite l'un de l'autre (dans un de ces "tunnels" didactiques sur lesquels je vais revenir) :
En mars 2023 Bruxelles, au nom des droits de l'homme, adoptait une directive prévoyant que tout exécutif national ou local devait accueillir un tiers au moins de musulmans. Le même jour, la République islamique d'Anatolie donnait à tous les non-musulmans un délai de cinq jours pour quitter son territoire, sous peine de mort. (p. 30)
Il ne s'agit pas là de l'interprétation subjective d'un personnage, mais de faits "objectifs" tels que trouvés par celui-ci sur l'équivalent d'Internet. Alors, quand un autre personnage dit : "Chaque fois que [les musulmans] élevaient la voix, les Occidentaux capitulaient sur l'autel de l'anti-racisme..." (p. 141), quand un autre pense : "Les islamistes (...) et leurs complices objectifs, la légion des imbéciles de l'Occident" (p. 82) ou "les penseurs stipendiés qui, à force de répéter à leurs peuples que les droits de l'homme consistaient à se laisser coloniser..." (p. 83), il est difficile de ne pas considérer ces déclarations comme partagées par l'auteur lui-même.
Et outre leur caractère tant soit peu réactionnaire, pour ne pas dire plus, leur irruption intempestive n'est pas sans effet sur le contrat narratif avec le lecteur, et tend à décrédibiliser la fiction. Or cette irruption n'est pas limitée à ces considérations politico-ethniques.
Didactisme
K2R2, dans sa critique du Cafard cosmique, écrit : "...la situation politique, économique et sociale imaginée par PANCHARD est loin d'être transparente et le lecteur devra patiemment reconstituer le contexte global au fil des pages." Je trouve au contraire que le monde qui nous est présenté est parfaitement compréhensible, sans doute, j'y reviendrai, parce qu'assez simpliste. Mais cette clarté se fait au prix d'un pesant didactisme.
Panchard nous assène, à plusieurs reprises, des cours d'histoire ou de technique assez mal venus dans le contexte (pp. 14-15, 29-31, 46, 54, 77, 82-83, 199, 216-17, 345, etc. Ouf !). Quand les auteurs de SF abandonneront-ils une pratique illustrée entre autres par Balzac, qui a été largement abandonnée depuis presque deux siècles, et dont l'effet anti-narratif, surtout quand on n'a pas la puissance d'évocation de ce dernier, n'est plus à prouver ?
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Et même si presque tout est raconté plus ou moins du point de vue des personnages qui donnent leurs titres aux courts chapitres, le nez de GP dépasse bien trop souvent, et pas seulement dans sa dénonciation du "politiquement correct". Par exemple, décrivant :
le soupir caractéristique des amateurs de bière à leurs premières lampées, cette espèce de «Aaaaah !...» viril et joyeux
il ne peut s'empêcher d'ajouter : "suprêmement imbécile" (p. 17), et là encore, c'est manifestement lui qui parle. Il y a une sorte de suffisance dans ces irruptions de l'auteur, un côté "j'ai toujours raison" assez irritant. Répondant sur son site à un internaute qui remarquait : "L'auteur aurait néanmoins dû lire un évangile pour éviter d'inclure l'Apôtre Paul au repas de la Sainte Cène." (p. 173) Panchard écrit : "dans l'exemplaire de l'évangile de Marc dont je dispose, je lis : «Le soir venu, il arrive avec les Douze. etc.»" assumant ainsi (involontairement, et non sans une certaine forme de mépris) l'erreur historique qu'il commet en comptant Paul parmi les Douze (daté de juin 2005, erreur toujours pas rectifiée ce jour sur le dit site !)
Cette assurance est d'autant plus problématique qu'à mon avis le monde qu'il décrit pose quelques problèmes...
Un monde simpliste
Le degré de sérieux que l'on peut accorder à un texte de science-fiction apparaît très rapidement, souvent dès les premières pages. Ainsi, j'ai vite compris que j'aurais beaucoup de mal à croire à l'univers décrit par Les gardiens d'Aleph 2. Forteresse fait d'emblée une impression bien plus forte. Et pourtant, il ne faut pas trop creuser...
La logique qui sous-tend toute l'intrigue est : la concurrence économique passe par l'élimination physique des dirigeants d'entreprise. Or, c'est simplificateur, invraisemblable et bien évidemment faux... Quand on lit en effet : "En janvier 2014, Haviland échappait de peu à une tentative d'assassinat fomentée par une entreprise allemande..." (p. 30), on se dit que 2014, c'est 9 ans après la parution du livre, c'est quasiment demain, et on ne voit pas le monde se diriger vers ce genre de pratique. Les PDG étant beaucoup plus facilement débauchés qu'assassinés, la guerre entre entreprises prend essentiellement une forme financière, commerciale ou technique, sans doute moins spectaculaire, mais plus efficace, et assurément tout aussi "tordue" et impitoyable ! Alors, voir ces dirigeants se trucider réciproquement est plutôt cocasse, et presque enfantin. Cette simplification outrancière, sans doute induite par la mécanique du thriller, verse dans l'invraisemblable, et décribilise l'univers dans lequel il est situé. Et puis ces entreprises apparaissent un peu comme des coquilles vides : on sait vaguement ce qu'elles produisent, mais cela ne semble pas beaucoup intéresser leurs dirigeants, et les seuls salariés que l'on en voit sont les membres de leurs services de sécurité.
À ce point de vue, le monde décrit par Panchard, un peu plus complexe et un peu plus fouillé que celui de Days, n'a cependant pas beaucoup plus d'épaisseur. Si, traditionnellement, la SF se doit de respecter un minimum la vraisemblance scientifique, ici ce sont les sciences sociales et économiques qui en prennent un sacré coup...
Un thriller
Alors, c'est un thriller, et assez efficace, en effet. Et à ce titre, il n'échappe pas à un manichéisme un peu primaire, que l'auteur essaie de cacher, de manière plutôt naïve, par la bouche d'un des héros (p. 238) : "Il n'y a pas de gentils ni de méchants. Et nous sommes les gentils." Cela dit, il est plein d'idées amusantes ou surprenantes, comme ces prestataires de services qui peuvent organiser votre "disparition", ou l'obésité généralisée des descendants des états-uniens.
Cependant, l'efficacité n'est pas totale. Je me garderais bien de déflorer l'intrigue, et je me contenterai de faire remarquer que l'explication finale, aussi étonnante et imaginative qu'elle soit, tombe un peu du ciel. Les indices qui, dans le cours du roman, l'expliquent et l'annoncent effectivement sont si ténus, isolés et improbables qu'on a l'impression, in fine, non pas tellement d'avoir été mené en bateau, ce qui serait la règle du jeu, mais d'avoir été entraîné sur une fausse piste pendant que la vraie nous était bien trop discrètement indiquée. Et les explications qui en sont données sont trop rapides pour qu'elle n'apparaissent pas comme un peu artificielles. Au total, on se sent plus "floué" que "bluffé", d'autant qu'à froid, cette machinerie est un peu naïve.
La quatrième de couv' nous donne ce conseil : "À lire deux fois". Je l'ai fait, je n'ai pas été convaincu. Quand on procède au même exercice sur, par exemple, un des archétypes de "dénouement surprenant", "Le meurtre de Roger Ackroyd" d'Agatha Christie, il n'y a pas de pages où l'on ne découvre des indices de l'explication finale, parfois d'ailleurs pleins d'humour, et bien souvent à double sens, au point qu'on peut s'exclamer, tel le Commissaire Bourrel, et avec la jubilation de celui qui est ravi de s'être fait berner : "Bon sang, mais c'est bien sûr !".
Ici, ce n'est pas le cas...
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