Quelques notes sur la SF (4)

Science & Science-Fiction : sur ce thème, qui n'est pas aussi rebattu qu'on pourrait le croire, j'ai publié deux articles dans le Bulletin Remparts, déjà cité : le premier (1er trimestre 2005, p. 10-13) peut être trouvé ici-même ; l'autre figurait dans le numéro du 3ème trimestre 2007, p. 5-8, du dit bulletin.
C'est ce dernier essai que l'on trouvera ci-dessous. Le concernant, ma réflexion a, depuis, pas mal évolué sur un certains nombre de points, et cette version a été assez largement retravaillée, et est donc assez différente.


Science & Science-Fiction : modalités

déc. 2007
Mis en ligne
mai 2009

Dans le premier article cité ci-dessus, j'essayais de montrer que la science (comme sa soeur presque siamoise la technique) n'était pas toujours au centre des textes de Science-Fiction, comme on le lit souvent1, et que les cas où elle n'y jouait aucun rôle étaient plus nombreux qu'on ne l'aurait pensé a priori.
Je vais maintenant me pencher sur les cas de figure où, au contraire, elle intervient effectivement, et je vais tenter de voir d'un peu plus près quelles peuvent être alors les différentes modalités de cette intervention. Il convient en effet d'essayer de rompre avec un présupposé qui est de voir la science dans la SF comme s'il s'agissait toujours de "hard science fiction"2.
Je précise que je n'envisage évidemment pas ici la science dans la SF sous l'angle de son contenu, plus ou moins vraisemblable, fondé ou argumenté, mais bien du côté de sa place et son utilisation dans un processus envisagé sous l'angle fictionnel et, plus précisément, littéraire, sur un plan strictement narratif. Je ne discuterai pas non plus de la nature de la ou des sciences impliquées, à une importante exception près, que l'on retrouvera plus loin. Enfin, je ne m'intéresserai pas au rôle, positif ou négatif, que l'on fait jouer à la science dans les textes de SF, ou de la conception, optimiste ou pessimiste, que s'en font leurs auteurs.

Mais d'abord, que faut-il entendre ici par ces termes "science" et "technique" ?
Pour résumer, on peut très schématiquement qualifier de science tout effort (et tout résultat vérifiable obtenu grâce à cet effort) concernant la connaissance que nous avons du monde, et de technique tout ensemble de procédures concrètes destinées à utiliser ou à transformer celui-ci. Les deux domaines ne sont évidemment pas automatiquement corrélés, mais ils sont tout aussi évidemment le lieu d'échanges réciproques intenses et de coopérations incessantes. Un examen plus attentif du rôle joué par l'une et l'autre dans la SF, de la place qu'elles y occupent et des modalités de leur utilisation montrera cependant qu'ils peuvent être fort différents.
Je m'étais évidemment posé la question dans le premier article cité, et voilà ce que j'en disais :
..."Science" désigne ici pour moi tout effort rationnel auto-proclamé (ou du moins proclamé par l'auteur) de connaissance du réel, aussi farfelu qu'il puisse éventuellement paraître a priori (et surtout a posteriori) à un lecteur contemporain pour des textes datant parfois des années cinquante. Même remarque, peut-être encore plus justifiée, pour "technique". C'est le privilège de la fiction ! Et la fameuse laxian key, chère à Robert Sheckley est, à mon sens, dans ce contexte, un artefact parfaitement admissible techniquement !
Cette conception ne définit en fait que la science "dans" la SF. On peut à bon droit la critiquer, et je serais moi-même assez enclin à le faire sous certains aspects. Par exemple, à "années cinquante", j'aurais dû ajouter "et même avant" ; j'aurais pu préciser aussi que cet "effort rationnel (…) de connaissance du réel" est collectif, s'inscrit dans une société, la science pouvant être une activité individuelle, mais jamais coupée du monde. J'aurais surtout dû me méfier d'une mise trop rapide sur le même pied de Science et Technique, comme on va le voir plus loin.

Ceci étant posé, science et technique peuvent occuper des places, avoir des utilisations, jouer des rôles différents dans les textes de SF : ces rôles, ces utilisations, ces places, je les regrouperais, en tout cas en ce qui concerne les sciences dites "exactes" ou "dures", en deux grands ensembles :
- soit au sein, au coeur de l'intrigue, objet, enjeu, moteur de celle-ci
- soit autour, en dessous de l'intrigue, comme élément du contexte, de l'environnement, du décor.
Ces deux types de modalités peuvent évidemment tout à fait cohabiter dans le même texte, science et technique pouvant y jouer tour à tour des rôles d'objet et de contexte.

Je traiterai à part in fine le cas particulier des sciences humaines et sociales.
* * *

Objet
Science et technique peuvent constituer l'objet même de la fiction. Celle-ci peut s'articuler explicitement autour de la science (théorie, recherche, hypothèses, savants au travail, etc.) ou de la technique (essais, mise au point, et surtout explications de fonctionnement) et les mettre au cœur du dispositif narratif. Les manières de le faire sont extrêmement diverses.

La première est la plus immédiate, et aussi la plus ancienne : c'est la fiction au service de la vulgarisation scientifique. C'est par exemple le cas de la série Mr. Tompkins3... dans laquelle le physicien George Gamow, dans le courant des années cinquante, présentait, autour d'historiettes sans prétention et d'un personnage cocassement naïf, les principales lois de la physique récente, et cela de manière relativement élaborée. On trouve en fait des exemples de cette modalité aux origines mêmes de la SF, en tout cas de son nom, puisque les textes présentés par Hugo Gernsback dans The Electrical Experimenter et dans Science and Invention n'avaient pas d'autre but. On peut d'ailleurs imaginer qu'ils relevaient bien plus de la technique que de la science.
À cet extrême-là, il est clair qu'on n'est quasiment pas dans la littérature, mais dans la mouvance de l'activité scientifique, et ceci même dans des œuvres un peu plus littéraires, comme le Voyage fantastique d'Asimov, première version, où la fiction est nettement plus riche en intrigue et en personnages, mais où la visée pédagogique est encore très prégnante.

Dans une deuxième catégorie de textes, le côté vulgarisateur s'efface progressivement devant l'aspect narratif, mais sans jamais disparaître complètement : c'est le cas de toute une série d'œuvres toutes précisément centrées sur une ou des réalités scientifiques précises, mais qui soignent davantage leur intrigue, au point qu'il s'agit presque de textes d'énigme, cette dernière étant alors de caractère scientifique. Parmi les exemples les plus aboutis et les plus connus de ce genre de "hard science" figurent les romans et nouvelles de Hal Clement4 qui utilise des éléments scientifiques comme ressort principal de ses intrigues. On notera que dans ces cas, il est plus souvent question de science proprement dite que de technique.

Il est clair cependant que la science dont il est question ici est la science "actuelle" (où le sens anglais double de manière opportune le sens français) :

à la fois existant réellement et située de nos jours, donc ni extrapolée, ni projetée dans l'avenir ou dans un quelconque "ailleurs".
Dans la série de Gamow, la modification peut ne porter que sur une quantité : dans M. Tompkins au pays des merveilles, par exemple, tout le raisonnement est actuel, sauf que la vitesse de la lumière est ramenée à une cinquantaine de km/h, avec les conséquences que l'on imagine, et qui servent précisément l'objectif pédagogique. J'ajoute cependant qu'en revanche ces histoires ne peuvent souvent se dérouler que dans un contexte où la technologie (et donc, inévitablement, la science, mais de manière implicite, et un peu en contradiction avec l'objet même de ces textes) sont plus avancées qu'à l'heure où elles ont été écrites (miniaturisation dans le cas du livre d'Asimov, voyage dans l'espace généralisé dans le texte de Clement, par exemple). On a donc cohabitation d'une science existante, qui sert de ressort à l'intrigue, et d'une technologie imaginée, qui lui sert de cadre…

J'ajoute que si science ET technique sont toutes les deux "actuelles", alors on n'est plus dans la science-fiction, mais tout bêtement dans notre monde, comme par exemple avec Les physiciens de F. Dürenmatt, La vie de Galilée, la pièce de B. Brecht, ou dans certains passages de romans de Hugo ou de Zola (Le docteur Pascal, par exemple) ou encore dans des romans policiers utilisant des données scientifiques actuelles dans notre monde : comme quoi la science ne suffit pas à faire la Science-Fiction !

Si on en reste du strict côté de la science, indépendamment de l'aspect technique, des œuvres peuvent aussi mettre au centre de leur dispositif des développements scientifiques complètement nouveaux, ou venus d'ailleurs. On est cependant surpris de constater à quel point de tels textes sont rares. Je pense par exemple à L'Échelle de Darwin (Darwin's Radio, 1999), de Greg Bear, qui se déroule dans un futur proche, mais où la science intervient comme enjeu même de l'intrigue, puisqu'il y apparaît un mode de fonctionnement du processus de l'évolution inconnu de la biologie actuelle. C'est également le cas du roman de Gregory Benford, Un paysage du temps (Timescape, 1980), qui utilise avec rigueur l'hypothèse des "tachyons" pour exploiter la possibilité du voyage dans le temps, ou d'Isolation (Quarantine, 1992), de Greg Egan, qui fait une interprétation très puissante des phénomènes quantiques. On quitte ici complètement la vulgarisation ou la pédagogie pour entrer dans ce qui pourrait presque relever de la gedankenexperiment : il s'agit vraiment d'inventer sinon une nouvelle science, du moins un nouveau développement de la science en devenir.
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Ceci nous mène à une autre modalité de traitement de la science comme objet : la fiction peut faire appel à elle pour décrypter (et éventuellement intervenir sur) des événements ou des phénomènes nouveaux, imprévus, extraordinaires, qui surgissent dans la fiction, qu'ils soient naturel, artificiels ou d'origine inconnue (l'élucidation de la chose constituant parfois un élément essentiel de l'intrigue).
C'est ici que l'on retrouve le concept de novum cher à I. Langlet5 et, avant elle à R. Saint-Gelais6 et au départ à Darko Suvin, novum dont l'objectif est de sortir le lecteur du réel qu'il connaît.
Devant cette irruption, la fiction peut faire explicitement appel à des arguments scientifiques pour expliquer ce qui se passe. Il ne s'agit donc plus de développements nouveaux, mais d'interprétation, à l'aide d'éléments actuels, de phénomènes qui eux sont inconnus. Je pense à Spin (Spin, 2005), de Wilson, par exemple ou (puisque le novum de départ semble, à tort, presque identique) à Quarantine d'Egan (déjà cité). La science invoquée peut d'ailleurs se heurter à "plus fort qu'elle" et être incapable de donner cette explication comme, par exemple, dans Rendez-vous avec Rama, de Clarke. Mais dans tous ces cas, c'est la science qui est mise au premier plan, même si l'intrigue peut impliquer des aspects techniques, et il ne s'agit pas seulement de "crédibiliser" un univers, mais bien de tenter d'expliquer un phénomène, l'explication faisant partie intégrante, constituant même un élément dynamique, de l'intrigue.
Dans le même ordre d'idée, le "décor" (dont je parlerai plus loin) peut faire l'objet d'une explication scientifique qui peut soit être assénée via un "tunnel" didactique, plus (ou moins) soporifique, soit présentée de façon plus astucieuse (voir également Saint-Gelais et Langlet à ce sujet).
On peut trouver d'ailleurs dans un même texte des éléments scientifiques et des développements techniques.

C'est souvent le cas dans les space-opera, comme par exemple celui que j'étais en train de lire quand j'ai commencé à rédiger cet essai, Deepsix7, de Jack Mc Devitt, où une étoile fonce vers un système planétaire, avec les conséquences qu'on imagine (élément scientifique) et où toute une opération en orbite est montée pour récupérer puis utiliser un énorme artefact satellisé (éléments techniques). Là, on a droit a des explications, mais il n'y a pas de mystère à résoudre : il y a coexistence d'une science tout à fait actuelle pour expliquer un phénomène, et d'une technique complètement futuriste pour parer à ses conséquences.
Dans une autre de mes lectures récentes, Le Croc et les griffes (1975)8 de Michael Coney, des artefacts technologiques nous sont présentés sans autre explication : poissons transformés et domestiqués pouvant vivre sur terre, animaux extra-terrestres importés, véhicules "anti-grav", avec seulement, concernant le dernier, mention de sa "nouveauté" (voir aussi la nouvelle "Au bon vieux temps du carburant liquide", dans le même recueil).

Un dernier mode d'intervention de la science comme objet est constitué par les textes où la fiction montre l'influence que peut avoir l'évolution scientifique, ou une invention technique, sur les hommes ou sur la société. Là aussi, les exemples sont innombrables. Pour rester plus près de nous, je pense à beaucoup des nouvelles de J.J. Girardot, par exemple dans le recueil Dédales virtuels9, qui illustrent assez bien cette tendance ; je pense aussi bien sûr au roman de Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon, et on pourrait multiplier les exemples. L'influence peut être immédiate, comme dans les exemples cités, ou au contraire très lointaine. Mais on se rapproche de ce que je vais dire ci-dessous à propos de l'environnement et plus loin à propos des sciences humaines et sociales.

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Environnement
Tiens je tombe par hasard sur la phrase suivante dans l'ouvrage cité plus haut, Deepsix, p. 116 : "L'énergie alimentant tous les systèmes [du module] était fournie par un réacteur Bussard-Ligon à conversion directe".
Il s'agit d'un space opera où un groupe d'explorateurs quitte son vaisseau interstellaire pour aller faire un peu d'archéologie sur une planète promise à la disparition ; ils utilisent le "module" décrit ci-dessus, comme les chaloupes sur les côtes difficiles d'accès… La comparaison avec la navigation n'est pas fortuite ; il est peu vraisemblable qu'on puisse lire dans un roman maritime : "L'énergie alimentant le déplacement de la chaloupe était fournie par des rameurs", chacun sachant bien qu'une rame, en terme scientifico-techniques est un levier dont le point d'appui est un tolet et qui est mû par la force musculaire, et que les chaloupes sont, très généralement, actionnées par des utilisateurs de tels outils. En revanche, chacun ne sait pas ce qu'est "un réacteur Bussard-Ligon à conversion directe". Or, dans cet ouvrage, le lecteur ne le saura jamais. D'ailleurs, n'hésitons pas à le dire, il s'en fiche… Hal Clement, encore lui, dans une nouvelle du recueil Grains de sable, "La chute de Troie" ("Trojan Fall", 1944), n'hésite pas à écrire : "Tout le monde sait que la vitesse que l'on peut obtenir de tout vaisseau volant en survitesse est directement proportionnelle à sa taille." !
Alors, où est la science là-dedans ? Où est la technique ? Dans un des exemples on trouve deux noms propres et trois noms communs, dont "réacteur" et "conversion" : le moins qu'on puisse en dire est qu'ils manquent de précision. Dans l'autre une proposition concernant la "survitesse", dont "tout le monde" sait la véracité. Pas vraiment de science, pas plus de technique : comme le dit Irène Langlet, elles n'y sont pas : il n'en reste que "l'idée".
En fait, elles ne servent ici, essentiellement d'ailleurs la seconde, ses objets et les possibilités qu'elle offre, que de cadre imaginé formant une partie de l'environnement, du décor, d'une histoire. C'est le cas d'énormément de romans et nouvelles de SF, sans doute de la majorité d'entre elles, typiquement du space opera, mais aussi de bien d'autres sous-genres opérant dans des environnements rendus différents de notre monde par des éléments technico-scientifiques. Dans beaucoup de ces cas, d'ailleurs, l'approfondissement des détails techniques n'ira pas beaucoup plus loin. La caricature est le "ça dépasse ton niveau en maths" du Vieil homme et la guerre de Scalzi, qui permet de faire semblant de parler de technologie en surface, sans le faire vraiment, ou des Gardiens d'Aleph 2 de Marchika où, sous couvert de découvertes mathématiques de pointe, on se sert... d'équations différentielles du niveau bac10.

Plus généralement, et avec moins de prétention, l'utilisation est donc celle d'une sorte de "garantie", de caution, à la suspension d'incrédulité ("voilà comment ça pourrait marcher…", et le lecteur peut donc en inférer : "c'est possible !"). La technique est plus ou moins montrée, la science est en arrière-plan, implicite. Alors quand Clarke nous dit « N'importe quelle technologie suffisamment avancée n'est pas discernable de la magie » c'est simplement qu'elle n'est pas expliquée (et pour cause !). Mais la différence avec la magie (et donc avec la fantasy) c'est qu'une explication scientifique, même farfelue, insuffisante, ou… fantaisiste nous ancre dans notre monde, dans l'histoire de l'humanité. La référence à la science est une manière de faire en sorte que l'environnement dans lequel se déroule l'intrigue soit rattaché au réel, même s'il s'agit d'un "réel imaginé".

D'ailleurs, très souvent, science et surtout technologie ne sont que des éléments parmi de nombreux autres qui constituent cet environnement. L'état d'une société s'établit à partir d'innombrables caractéristiques, parmi lesquels ses performances en matière de connaissance ou de pouvoir sur la nature occupent une place importante, mais ni isolée, ni unique. En ce sens, science et technique font partie du "rapport au réel", du "rapport à la nature", facteurs essentiels de caractérisation d'une civilisation. U.K. Le Guin répond à une critique d'un de ses livres : "Its technology is how a society copes with physical reality: how people get and keep and cook food, how they clothe themselves, what their power sources are (...) what they build with and what they build, their medicine - and so on and on". Il est donc presque impossible de ne pas y faire référence, au moins implicite, quand on décrit l'environnement sociétal dans lequel se déroule une histoire. On imagine mal Fernand Braudel (ou Friedrich Engels, ou Claude Levi-Strauss ou Jared Diamond) décrire une société sans faire mention de l'état et des méthodes d'avancement de ses connaissances du monde qui l'entoure, et des outils techniques dont elle dispose. Il est donc difficile de faire l'impasse sur ces aspects, même s'ils ne jouent aucun rôle spécifique dans la narration. Ils font strictement partie du "décor", rien de plus.
Notons ironiquement, d'ailleurs, que certains de ces éléments peuvent également être présents dans un genre où on ne les attendrait pas a priori : la fantasy ! La différence est que dans cette dernière, la plus grande partie de l'environnement répond sans sourciller aux lois physiques et biologiques de la nature, telles que nous les connaissons et seules quelques exceptions relèvent d'un ordre différent, par exemple la magie, qui lui ne participe pas de la science. On peut rêver d'une fantasy ultime qui présenterait un monde où tout relèverait d'un ordre différent...

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Si j'exclus la modalité déjà traitée dans mon article précédent, suivant laquelle de nombreux textes relevant indubitablement de la SF ne portent aucune trace ni de science ni de technique, il reste me semble-t-il, une dernière modalité d'intervention.
Il s'agit de textes où, sans utiliser aucun élément technico-scientifique explicite, la fiction présente un monde plus ou moins radicalement différent du nôtre. La seule intervention de la science est que ce monde ne contredit aucune connaissance scientifique plausible. Tous les romans post-guerre nucléaire, par exemple, s'appuient sur cet artefact technico-scientifique éventuellement tout à fait contemporain (hélas !) comme cause première du monde qu'ils présentent sans entrer éventuellement dans le moindre détail à ce sujet, par exemple Malevil11 (1972) de Merle, Greybeard (1964) d'Aldiss, Niourk (1957) de Wul, etc. De même, pas besoin de beaucoup de science pour nous expliquer pourquoi dans Helliconia (1982, 83, 85, encore Aldiss !) l'hiver dure un millier d'années, l'intérêt étant bien sûr plus dans les conséquences de cette situation que sur le fait astronomique lui-même. Voir les éventuelles avancées scientifiques (et éventuellement techniques) qui auraient abouti au système biologique des habitants de Nivôse dans La main gauche de la nuit, de Le Guin, et dont il est finalement assez peu question dans le roman.
Le novum évoqué plus haut ne doit pas obligatoirement être techno-scientifique, le "petit homme vert" étant l'exemple archétypal de ce type de novum, la laxian key citée plus haut étant l'exemple contraire, même si on n'a pas (Sheckley non plus !) la moindre idée de son principe de fonctionnement. Mais si un "petit homme vert" peut effectivement être l'objet, dans une histoire, d'un examen scientifique (par exemple, biologique, mais bien d'autres domaines sont envisageables) qui nous dira ce qu'il est exactement, il peut aussi bien n'être aucunement analysé de cette manière, sinon par une caractérisation comportementale pas très différente de celle appliquée à n'importe quel autre type de personnage "exotique".
L'essentiel, dans tous ces cas, est de ne pas contrevenir à des lois naturelles de base, explicites ou implicites, que ces lois soient celles que nous connaissons aujourd'hui, ou qu'il s'agisse de leur extrapolation aussi imaginative que possible, mais démontrée (ou potentiellement démontrable, et supposée réfutable au sens de Popper, aucune de ces deux possibilités n'étant bien sûr réellement mise en œuvre, et pour cause !). On n'est donc pas à l'extérieur de la Science, mais sans la faire intervenir explicitement.
On pourrait d'ailleurs reprendre ces distinctions de manière différente, en notant qui implique la science dans le texte : l'auteur seul (et dans ce cas on en reste au décor) ou les personnages (et là on vire à l'objet).

Quelques remarques pour finir :
D'abord, on voit que, contrairement à ce que j'avançais dans mon article précédent, Science et Technique ne jouent pas le même rôle, la première étant plus facilement intégrable comme objet même des fictions, la seconde en tant qu'élément du décor, sans cependant que ces rôles respectifs soient définitivement et partout identiquement fixés. La distinction mérite d'être observée de plus près, la SF étant souvent plutôt une "TF".
Ensuite, les diverses modalités que je distingue ici peuvent parfaitement cohabiter dans le même texte. Les exemples étant nombreux, par exemple Spin, ou Deepsix, cités plus haut : science et technique y jouent tour à tour les rôles d'environnement, d'objet et de contexte.
D'ailleurs, on voit aussi que la notion de hard-science se dilue dans une multitude de cas assez différents, tous ayant peut-être en commun une utilisation des idées de la science plus que de ses images.


Je voudrais évoquer pour finir le problème spécifique posé par les sciences humaines (et sociales). Depuis toujours, quand la SF invente une réalité nouvelle, en termes de différence scientifique ou technique, elle évoque en même temps la réalité humaine et sociale qui en est la conséquence, c'est-à-dire l'impact sur ce qui constitue précisément les personnages de la fiction : il constitue d'ailleurs le plus souvent la matière même de celle-ci13... J'en parlais plus haut.
Dans tous ces cas, l'histoire qu'on raconte est celle d'hommes et de femmes qui évoluent dans ces contextes nouveaux : leurs évolutions, en termes de comportements individuels ou collectifs, donc en termes de sujets des sciences humaines et sociales, ne peuvent pas ne pas en être directement affectées. C'est le cas le plus fréquent, et on pourrait l'étendre à l'ensemble de la SF ; il est en tout cas aussi ancien que celle-ci, et n'a pas, malgré le lieu commun répandu dans beaucoup d'ouvrages sur la SF14, attendu le renouveau des années soixante. Il est par exemple clair qu'Huxley nous parle moins dans Le Meilleur des Mondes (1932) de procréation artificielle, de clonage ou de drogues nouvelles que des effets de ces technologies sur la société. J'ajouterai d'ailleurs que tout texte de fiction incluant des personnages, tous genres confondus, SF ou pas, fait appel à un minimum de psychologie, laquelle est supposée être une des sciences humaines...
Mais la SF peut aussi décrire des mondes fondamentalement différents sans que le contexte technico-scientifique intervienne directement dans cette différence. Si les forces de l'Axe ont vaincu les Alliés dans Le maître du haut château de Dick, si dans "La question de Seggri"15 les hommes se retirent du groupe familial pendant que les femmes vivent en communauté, le point de départ de l'étrangeté, le novum, relève de domaines de la connaissance qui sont ici, par exemple, l'histoire, ou l'ethnologie. L'implication des sciences humaines ou sociales n'est donc plus indirecte, conséquence d'un contexte différent, elle est directe, à l'origine même de la fiction. C'est ainsi qu'un (petit) nombre de textes utilisent explicitement une science humaine, non en tant que partie du décor, mais en tant qu'élément constitutif de l'intrigue, comme d'autres (rares également) le font de la physique, de la chimie ou de la biologie.
Je pense par exemple à la linguistique, pour L'enchâssement, de Ian Watson (The Embedding, 1973) ou pour Babel 17 (1969) de Samuel Delany ou, plus récemment, pour la nouvelle "L'Histoire de ta vie" dans La tour de Babylone, de Ted Chiang, où d'ailleurs des discussions sur les sciences "dures" comme objet, sont très présentes également. Et on pourrait citer d'autres exemples. L'auteur de SF est aussi souvent un sociologue, un historien ou un ethnologue qu'un physicien ou un chimiste...
Il faut noter cependant que des textes qui décortiquent les aspects strictement scientifiques ou techniques dans la SF16 aucun, à ma connaissance, ne le fait à propos d'une des sciences humaines et sociales, censées cependant avoir pris une place importante dans l'inspiration du genre.

Cela dit, de la même manière qu'avec les sciences exactes, si les réalités décrites par la SF sous l'angle des sciences humaines et sociales sont différentes de celles que l'on rencontre tous les jours autour de nous, ces sciences elles-mêmes sont toujours celles que nous connaissons, sans extrapolation ni nouveauté. Les exceptions sont extrêmement rares, la plus célèbre étant cette science à la fois bâtarde et improbable dont Asimov fait la colonne vertébrale de Fondation : la psycho-histoire.

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Peut-être pour terminer faut-il donc conclure que non seulement la place qu'occupe la science dans la SF va de 50% à… O% mais qu'elle peut prendre des formes très variées.
Le successeur de Ben Bova à la tête d'Analog, Stanley Schmitt, disait : "La science fiction est simplement de la fiction dans laquelle un élément spéculatif joue un rôle si essentiel et constitutif qu'il ne peut être retiré sans que l'histoire s'écroule, et dans laquelle l'auteur a fait un effort raisonnable pour rendre cet élément spéculatif aussi plausible que possible." On aura remarqué que Schmitt parle d'un élément spéculatif en général, sans employer ni le terme science ni le terme technique...
Il resterait peut-être à examiner une autre distinction sur la place de la science dans la SF, que recouvre la définition opérée au début de ce texte : celle qui illustre ses résultats c'est à dire une description du monde, celle qui met en scène les processus qui la fondent, c'est-à-dire son fonctionnement.

1 Pour ne citer qu'un exemple récent : Roger Bozzetto, La Science-fiction (Armand Colin, août 2007, 128 p.) par exemple p. 9, ou p. 17, le titre de la première partie ; Colson et Ruaud (Science-fiction, les frontières de la modernité. Mnemos, 2008) sont plus circonspects, et situent science et technique dans un ensemble beaucoup plus vaste d'éléments constitutifs de la SF.
2 Un dénommé gutboy sur le forum du Cafard cosmique écrivait le 26 mai 2008 : "La science fiction sans la science s'appelle la littérature générale" !
3 M. Tompkins aux pays des merveilles, Dunod, 1953 ; M. Tompkins explore l'atome, Dunod, 1954, etc.
4 Par exemple, "L'Essuie-glace" ("Dust Rag", 1965), in Grains de sable, Denoël, PdF n°121, 1970, où le problème posé aux personnages et la solution qu'ils lui trouvent (en fait toute l'intrigue) reposent entièrement sur des considérations liées aux propriétés, tout à fait réelles, du magnétisme.
5 Irène Langlet, La science-fiction. Lecture poétique d'un genre littéraire. Paris, Armand Colin, 2006, 303 p. ; voir ici.
6 Richard Saint-Gelais, L'empire du pseudo. Modernités de la science-fiction. Québec, éditions Nota-Bene, 1999, 399 p.
7 Livre de poche, 2003.
8 in le recueil Péninsule, aux Moutons électriques, 2008.
9 Nancy, ISF, 2002.
10 On trouvera des critiques de ma part (plutôt négatives, d'ailleurs) de ces deux ouvrages ici pour le Scalzi, pour le Marchika.
11 Dont j'ai découvert, en recherchant la date de sa première parution, qu'il est le seul roman non anglophone a avoir reçu (en même temps que Rendez-vous avec Rama !) le John W. Campbell Memorial Award, en 1974.
12 Dans la controverse ente ceux qui pensent à la SF comme une littérature d'idées et ceux qui la voient comme une littérature d'images, ma position, si je ne craignais pas le pléonasme, serait plutôt d'en parler comme une littérature de mots.
13 Sauf qu'hélas, trop souvent, on voit dans des contextes extraordinairement différents du nôtre, des personnages se mouvoir et agir comme s'ils vivaient autour de nous aujourd'hui, avoir des réactions sans rapport, parfois même en contradiction avec ces contextes, les fameux membres de la classe moyenne d'une ville étatsunienne des années cinquante ! Le Scalzi est presque caricatural de ce point de vue...
14 Un exemple parmi d'autres, Jacques Baudou, La science-fiction, PUF, 2003 (Coll. Que sais-je ?), p. 122.
15 Ursula K. Le Guin, in L'anniversaire du Monde, R. Laffont, 2006 (Ailleurs et demain).
16 Par exemple Roland Lehoucq, Faire de la science avec Star Wars, Le Pommier, 2005, ainsi que ses chroniques régulières dans la revue Bifrost ou bien Daniel Wilson, Où est passée ma combinaison spatiale, Petit guide de voyage dans ce futur incroyable que nous promettait la science-fiction, Dunod, 2008.


MàJ : 10/05/09