Humeurs 2014-2016...

Et voici la saison 2014 de mes humeurs, la septième, ça se confirme de plus en plus, le temps passe vraiment, tellement d'ailleurs que cette saison est devenue 2014-15, puis 2014-16 !
Je continue à m'y laisser aller, avec un rythme un peu moins soutenu, c'est vrai, au plaisir de lancer des bouteilles à la mer en parlant de diverses choses : des qui m'agacent, des qui m'épatent, des qui m'remuent, qui m'intriguent, me terrifient, m'enchantent, m'énervent ou me font poiler. Et, comme par le passé, je me laisse la liberté d'en rajouter de temps en temps, sur telle ou telle humeur passée, la chose étant signalé par un "MàJ" daté dans la marge...

Les précédents de la saison en cours :
6 janvier 2015 : Oulipo dodécaphonique.
19 juin 2014 : Un roman inoubliable.

- Les humeurs de la saison dernière... (2011-2013)
- Les humeurs de la saison précédente... (2009-2010)
- Les humeurs de la saison quatrième... (2008-2009)
- Les humeurs de la troisième saison (2007-2008)
- Les humeurs de la deuxième saison 2006-2007)
- Les humeurs de la première saison (2005-2006)

Lipogrammes

8 mars 2016
Ça m'amuse

Mon dernier billet en date sur ce site (il y a plus d'un an !) évoquait l'Oulipo, et pourtant, je vais en parler de nouveau.
Pourquoi ? Parce que Google (du moins l'édition française, je suppose) fête à sa manière le 80e anniversaire de la naissance de Georges Pérec : son logo s'affiche en faisant disparaître progressivement son "e" final, ainsi :

Référence, bien sûr, à La Disparition, quatrième roman de Georges Pérec, qui avait été comme un coup de tonnerre lors de sa parution en 1989, et dont je parlais dans le dernier billet que je viens d'évoquer.
Du coup, je me suis rappelé, tout à fait modestement, que j'avais moi aussi, en son temps, commis un lipogramme en "e". Il y a presque quinze ans, maintenant, nous nous réunissions régulièrement autour d'un bon repas, mes camarades Ugo Bellagamba, Philippe Monot, Georges Foveau et moi, ainsi que d'autres encore, pour des exercices d'écriture que nous avions appelés "Sirius". Lors d'une de ces réunions, dont le thème était d'écrire une description du chien d'Ugo, dont le nom était précisément Sirius, j'avais donc proposé un tel texte, bien plus modeste, puisque limité à 1 500 caractères.

Je me permets ici d'en reproduire le résultat :

Bijou noir

Au soir, Sirius bondissait sur un divan profond aux coussins amollis. L'air qu'il avait ? Voici : il montrait un tronc mastoc autant qu'abrupt, un garrot plus massif qu'alourdi, un dos surtout trapu, fini par un bout caudal arrondi, un occiput pas mal garni, un cul plutôt bas, dominant un tibia, puis son pair, puis un cubitus, puis un radius, quatuor d'os tous fort tordus. Sur un doux substrat, aussi mollasson qu'abondant, lui poussait un poil ras, dru, fourni. Son front, surmontant un pif moins aquilin qu'obscur, groin nasal compact, blair mou mais consistant, gros tarin camus rabougri fait pour l'olfaction, son front, donc, formait, d'un crin touffu, moult plis dodus, ronds, ondulants, d'un caoutchouc luisant, sur un sourcil moins ahuri qu'amical. Plus bas, un duo d'iris noirs ambigus, plutôt larmoyants, fixait pour l'un l'azimut flou du grand nord, pour son compagnon l'horizon d'un sud lointain, imitant plutôt un Janus aplati qu'un Argus strict. Ainsi construit, Sirius sautait, dansait, jappait, s'attirant toujours un fort courroux du voisin assis à tribord, car bondissant sur son thorax, griffant son pull, maculant son pantalon, gâchant son gin-tonic, il s'assurait un impact garanti. Mais on lui pardonnait, tant la passion qui l'animait sans fin paraissait assouvir un instinct radical, profond, primordial, l'instinct d'un amour assidu pour l'humain, fût-il Monot ou Jiji, mais surtout pour son ami Ugo. Ainsi s'ourdissait l'obscur câlin canin du malin carlin.

MàJ 12 juillet 2019
Deux fois cité ci-dessus, ce lâcheur de Philippe nous a fait brutalement faux-bond le 11 juillet 2019, au prétexte qu'il était atteint d'un cancer...
:-((


Oulipo dodécaphonique ?

6 janvier 2015
Ça m'intrigue

J'ai toujours été fasciné par les travaux de l'Oulipo.
Pour ceux qui l'ignoreraient, l'Oulipo est un groupe littéraire fondé par François Le Lionnais et Raymond Queneau en 1960, et qui a compté parmi ses membres les plus illustres, Georges Pérec, Italo Calvino, Claude Berge et Jacques Bens, mais aussi toujours Jacques Roubaud, Harry Mathews, Anne F. Garréta, Michèle Audin, etc., une bonne proportion d'entre eux étant par ailleurs mathématiciens.
Oulipo signifie "Ouvroir de littérature potentielle", et ses membres s'attachent à écrire des textes sous diverses contraintes qu'ils se fixent eux-mêmes. Celles-ci sont de nature extrêmement diverse : lipogramme (texte omettant une ou plusieurs lettres), palindrome (texte pouvant se lire identiquement en partant du début ou de la fin), acrostiche, tautogramme (texte dont tous les mots commencent par la même lettre), S+N (remplacer chaque terme d'un texte par celui situé N mots plus loin dans un dictionnaire), etc.

Or, malgré ma fascination pour les règles du jeu et les contraintes innombrables que s'imposent les membres, je n'ai jamais été vraiment séduit par les résultats. Une seule exception (mais je n'ai pas tout lu de ce qui a été fait par ailleurs), La Disparition, de G. Pérec, lipogramme en "e" sur plus de 300 pages, dont j'ai toujours trouvé le résultat admirable du point de vue de la langue.

Or, j'ai un peu la même réaction devant les oeuvres produites par un mouvement artistique, en l'occurrence ici musical qui, sur un mode considérablement moins ludique, s'était imposé également des contraintes strictes de composition. Je veux parler du dodécaphonisme. La contrainte est ici de construire une série de sons telle qu'une note donnée n'est pas rejouée avant que la série complète ait été entendue. On comprend à quel point ce système empêche la suprématie de telle ou telle note, banissant ainsi la tonalité.
Sauf exception, la contrainte oulipienne ne se laisse pas facilement deviner derrière le résultat final ; je dois avouer que la physionomie sonore de la "série" dodécaphonique m'échappe aussi très rapidement et que la complexité de sa structure est si forte qu'elle ne risque pas de me procurer le moindre plaisir.
Tiens, il existe un "Ouvroir de Musique potentielle", voir ici.

Une exposition consacrée à l'Oulipo (image ci-contre), se tient actuellement (et jusqu'au 16 février 2015) à la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris.


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Un roman inoubliable

18 juin 2014
Ça m'éblouit

J'avais écrit le billet ci-dessous en juillet 2012, et je l'avais laissé inachevé.
On comprendra ci-après pourquoi je le mets, enfin, en ligne, tel quel, et seulement maintenant.


Jean Guerreschi est un romancier français qui a publié, depuis un quart de siècle, une dizaine ouvrages. J'ai eu le privilège d'en lire deux : Trio Gulliver, paru en 1995 et surtout les deux volumes de Montée en première ligne (1988) et Comme dans un berceau (1990), que je considère comme un des grands romans français de la fin du siècle dernier. Deux considérations m'amènent à avoir envie d'en parler ici maintenant : d'abord, je m'aperçois que le premier de ces deux volumes est maintenant épuisé, donc quasi introuvable, ce qui est à mes yeux un véritable scandale ; et ensuite, compte tenu du sujet de cette "dilogie", j'espère qu'on va commencer à en reparler à l'occasion du centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Alors, de quoi s'agit-il ?

Il s'agit de raconter par le menu l'existence d'une multitude de personnages pendant la durée du mois de juillet 1914, plus précisément du 25 juin au 1er août. De tous ces personnages, aucun n'a été inventé par l'auteur, du moins je le suppute, puisque tous sont, soit réels et historiques, soit issus d'autres oeuvres littéraires.
Pour les premiers, on va de l'empereur François-Joseph à Raymond Poincaré, en passant par Victor Segalen, Gavrilo Princip, Rainer Maria Rilke, Henri de Monfreid, René Viviani, Nicolas II et son cousin Guillaume, ou Paul Claudel ; mais tous ne sont pas aussi célèbres, et l'on rencontre également le vainqueur d'une étape du Tour de France,
Pour les seconds, issus d'oeuvres littéraires, cela mène parfois à d'intéressants jeux de piste (j'ai mis beaucoup de temps — à la deuxième lecture, je crois — à découvrir qu'un des protagonistes principaux du roman était en fait — du moins porte-t-il le même nom, et aura-t-il le même destin — un membre très secondaire d'une famille apparaissant tout au long de La vie mode d'emploi de Georges Pérec (voir l'arbre généalogique présenté p.111, et surtout page 344 du roman de GP). On note ainsi des "immigrés" venant des Hommes de bonne volonté de Jules Romain, surtout des Thibault de Roger Martin du Gard, etc.

Ces personnages, réels ou "littéraires", sont souvent introduits sous leur seul prénom : Victor (Segalen), Franz (Kafka), Camille (Claudel) ou même par leur nom entier mais peu connu (Eric Arthur Blair pour George Orwell, Ettore Schmitz pour Italo Svevo, Frédéric Sauser pour Blaise Cendrars, "RM" pour Robert Musil). Les passages mettant en scène Claudel ne parlent jamais de lui autrement que comme "Le consul de France à Hambourg". Il m'a fallu, là aussi, beaucoup de recherches pour retrouver l'identité d'un certain "Sergueï", en fait Sergueï Constantinovitch Pankejeff, "l'Homme aux loups" rendu célèbre par S. Freud.
Les notes en bas de page interviennent souvent comme si JG était extérieur à l'histoire qu'il raconte... L'une d'entre elles commence par : "Renseignement pris". À la phrase "Le sourire de David lorsqu'il vit que la semelle de Goliath été trouée", JG ajoute en note : "Cet épisode biblique n'est pas connu" ! Il met dans la bouche de ces personnages des phrases qu'il met ensuite en doute ou relativise dans une note ! Une autre note nous précise même, en bas de page : injure syldave !

Mais à travers ces clins d'oeil et ces entrecroisements, Guerreschi montre l'implacable mécanique qui, de l'ignorance, de la stupidité, de l'arrogance, de l'aveuglement, de la vanité, de la passivité, de l'ambition de beaucoup de ces personnages, va faire des millions de morts, parmi lesquels d'ailleurs pas mal d'entre eux...
Il y a des passages où s'entrecroisent et s'enchevêtrent deux récits indépendants, concernant des personnages complètement différents, et qui pourtant se répondent, comme en écho, rebondissants sur un mot commun, un mouvement, dynamisant le tout...
Impressionnant...

Or ma lectrice la plus fidèle, comme moi farouche admiratrice de cet ouvrage, me signale que, son éditeur refusant de rééditer son roman, Jean Guerreschi a décidé de le republier in extenso sur le net. Je le répète, c'est un scandale que ce roman, à mon sens le plus grand publié en France depuis un quart de siècle, ne soit pas réédité, même en poche !
Seule consolation, JG nous annonce l'existence d'un premier volet, Une libido d'avant-guerre (20-24 juin 1914), les deux premiers chapitres, restés inédits, de Montée en première ligne, jamais publiés. Va-t-il le publier avec le reste ? Rien ne le laisse penser, hélas...
Il faut absolument aller voir ici. (J'y suis cité et remercié !)




(1) La mort de Jaurès est aussi décrite dans le très bel ouvrage d'Éric Vuillard, La bataille d'Occident, Actes Sud, 2012.

Humeurs de la saison dernière...
Humeurs de la saison précédente...
Humeurs de la saison un peu avant...
Humeurs de la saison d'avant...
Humeurs de la saison encore d'avant...
Humeurs de la première saison...